Kurdes, Turcs, Russes, Syriens, islamistes, Libyens, Américains… L'Orient compliqué est un maelström d'influences, de manœuvres politiques et d'ambitions économiques où tout est possible. Une chose est certaine : l'Europe n'est plus rien en Méditerranée.
Depuis que les États-Unis renoncent progressivement à être les gendarmes du monde et que l’Europe ne sert plus à rien, la Turquie et la Russie sont les deux nouveaux acteurs majeurs du monde méditerranéen. Ces deux pays sont donc condamnés à s’entendre afin d’éviter d’excessives tensions mais l’exercice relève parfois de l’équilibrisme. C’est notamment le cas dans le nord-ouest de la Syrie, dans la province d’Idleb, et en Libye où chacun soutient un camp opposé.
Idleb et ses islamistes
Depuis l’intervention russe en en Syrie, décidée en septembre 2015, les sujets de friction ne manquent évidemment pas. Dès le début de l’insurrection islamiste de 2011, Erdogan a pris fait et cause pour elle, finançant et armant des milices islamistes et laissant passer sur son territoire des dizaines de milliers de volontaires internationaux du djihad. Il en a été bien puni par plusieurs attentats sanglants sur son sol, à Istanbul même, orchestrés par l’État islamique. L’orgueilleux néo-sultan a quelque peu modifié sa stratégie ensuite, mais il est certain que l’intervention militaire russe, changeant le cours de la guerre en Syrie, l’a fortement contrarié.
Sûr de lui, il avait fait savoir à l’aviation russe de se tenir à distance de sa frontière. Exigence impossible car les combattants islamistes pullulaient (et pullulent encore) le long de cette frontière. Lorsqu’un bombardier russe fut abattu par la chasse turque en novembre 2015, les deux pays ont connu une crise diplomatique majeure. Poutine a exigé des excuses, ce qui représentait beaucoup pour Erdogan : en Orient, présenter des excuses, surtout de dirigeant à dirigeant, est un geste très fort. L’occident a du mal à comprendre cela, lui qui passe son temps à s’excuser de tout auprès de gens qui n’en demandent pas tant. Il a fallu attendre juin 2016 pour que les excuses soient solennellement présentées par Erdogan à la Russie et à la famille du pilote tué. Bien lui en a pris car c’est Poutine qui a prévenu Erdogan du coup d’État militaire qui se préparait contre lui en juillet 2016…
Depuis, les relations, sans être au beau fixe, sont pragmatiques. La Turquie, pourtant membre de l’OTAN, a même acquis des missiles antiaériens russes S-400 à la fureur de Washington. Mais il y a une pierre d’achoppement majeure : la province d’Idleb, dans le nord-ouest de la Syrie. C’est là que se sont réfugiés des dizaines de milliers d’islamistes au fur et à mesure de leurs défaites face à l’armée syrienne. Ils sont dominés par un des pires groupes islamistes qui soit : le Front al-Nosra, appelé maintenant Hayat Tahrir al-Cham par souci de faire oublier un passé sanglant qui n’a rien à envier à celui de Daech.
Les Turcs sont également présents : plusieurs postes d’observation et quelques milliers d’hommes auxquels s’ajoutent des groupes dits « rebelles » (mais tout aussi islamistes que les autres) à la solde d’Ankara. Poutine et Erdogan étaient parvenus à un accord de façade à Astana en septembre 2018 : cessez-le-feu demandé par la Turquie pour éviter un nouvel afflux de réfugiés sur son sol en échange duquel l’armée turque mettait hors d’état de nuire al-Nosra.
Les Turcs n’ont évidemment rien fait et la Russie a donné son accord à l’armée syrienne pour reconquérir cette province. Les combats y font rage depuis plusieurs semaines et, pour la première fois, Turcs et Syriens se sont affrontés à l’artillerie faisant plusieurs morts de chaque côté. Les islamistes ont reculé et l’armée turque les a soutenus à plusieurs reprises. Toutefois, le premier objectif majeur des Syriens a été atteint : libérer l’autoroute Damas-Alep qui traverse la province d’Idleb sur plusieurs kilomètres et qui était coupée depuis 2012.
Ces combats, et les bombardements russo-syriens qui les accompagnent, ont engendré un nouvel afflux de réfugiés considérable vers la frontière turque : plus de 700 000 selon plusieurs ONG. Erdogan est naturellement furieux et menace Damas de « destruction », rien que cela. L’obstination d’Erdogan n’a pas de sens : sans son soutien, les islamistes auraient reculé davantage et la fin des combats serait proche. Mais il ne veut pas perdre la face et refuse d’évacuer ses postes militaires dont certains se trouvent maintenant en territoire syrien reconquis, et encerclés par l’armée syrienne ! Les Russes ont interdit à celle-ci de les attaquer mais la tension est à son maximum et Erdogan est en train de perdre cette partie.
L’occupation turque dans le nord-est de la Syrie
La situation n’est guère plus reluisante dans le nord-est de la Syrie. Après l’annonce tonitruante par Donald Trump du retrait américain de la Syrie, il faut bien constater qu’il n’est que très partiel. Les Américains occupent toujours, au-delà de l’Euphrate, l’est de la Syrie, là où il y a les champs de pétrole… Interrogé à ce sujet, le président américain a déclaré, avec une franchise touchante : « J’aime le pétrole » ! De plus, il y a toujours un camp militaire américain, appelé al-Tanf, au sud, le long de la frontière jordanienne. Personne n’en parle mais il existe bel et bien.
En revanche, l’armée américaine a quitté ses positions au nord, abandonnant ses alliés kurdes. Ceci n’a été fait que pour faire plaisir à la Turquie afin d’éviter qu’elle ne se jette un peu trop dans les bras russes. Ankara en a bien sûr aussitôt profité pour envahir le nord de la Syrie et en chasser les Kurdes. Le rêve d’Erdogan est de procéder à un nettoyage ethnique dans les règles et de substituer à la population kurde des Syriens réfugiés sur son sol afin de s’en débarrasser. L’OTAN a fait des guerres pour moins que cela mais comme il s’agit d’un de ses membres, c’est permis.
Comme souvent, l’armée turque a été précédée de milices islamistes syriennes, la chair à canon d’Erdogan. Elles se sont signalées par d’épouvantables exactions contre les Kurdes mais aussi contre les chrétiens assyriens nombreux dans cette région. Ces derniers se sont défendus courageusement mais de nombreux villages ont été évacués et il est à craindre que ce ne soit définitif. Les chrétiens de Syrie sont les premières victimes de cette guerre subversive que l’occident a soutenue. Malgré le peu d’obstacles sérieux à cette invasion, l’armée turque n’occupe qu’une portion limitée de territoire. Erdogan avait annoncé une percée de 30 kilomètres à l’intérieur de la Syrie mais il doit se contenter de 20 kilomètres et l’armée turque subit régulièrement des attentats fomentés par les Kurdes. Le bénéfice de cette coûteuse opération paraît bien illusoire.
L’aspect cocasse de cette invasion est de voir circuler des patrouilles communes russo-turques sur les routes séparant le terrain conquis par les Turcs des territoires syriens. La présence russe, conforme aux accords passés entre Poutine et Erdogan, est tout à fait nécessaire pour éviter tout dérapage turc. Mais de patrouilles communes dans le Nord-Est à un affrontement presque frontal dans le Nord-Ouest, il n’y a que sur l’échiquier syrien que l’on voit cela. Erdogan, qui ne s’est jamais remis de la chute de l’Empire ottoman, ne se contente plus de regarder le Proche-Orient. Toute la Méditerranée l’intéresse. Et comme il n’y a personne en occident pour lui dire quoi que ce soit il aurait tort de se priver d’avancer ses pions.
Le gaz et la Libye
C’est sur la Libye qu’il a jeté son dévolu. La France (Nicolas Sarkozy plus précisément) ayant décidé, pour des raisons non élucidées, de se débarrasser de Kadhafi sans prévoir de solution de rechange, la Libye a logiquement sombré dans le chaos. Le pays est aujourd’hui coupé en deux clans rivaux qui se font la guerre : celui de Faïez el-Sarraj qui règne à Tripoli et celui du maréchal Haftar dont l’armée tient l’est de la Libye. La communauté internationale a reconnu Sarraj sans que l’on sache très bien pourquoi alors que c’est Haftar qui a muselé l’État islamique bien implanté pendant plusieurs années. Erdogan soutient Sarraj à qui il envoie des armes depuis plus d’un an, violant ainsi dans l’indifférence générale un embargo plus qu’hypocrite. La Russie penche pour Haftar et des mercenaires russes de la fameuse société Wagner épaulent l’armée du maréchal.
Le 27 novembre dernier, la Turquie a passé la vitesse supérieure en signant un accord avec Sarraj : il prévoit une assistance militaire turque non plus seulement en armes mais en hommes, et surtout, il a établi une frontière maritime commune entre les deux pays. Tracée au mépris du droit international, cette frontière spolie le domaine maritime de la Grèce et de Chypre, bien décidés à ne pas se laisser faire. C’est bien sûr le gaz qui fait l’objet de tant de soins : la Méditerranée orientale en regorge à tel point que la compagnie gazière italienne ENI l’a qualifiée de « mer de gaz. »
Dans ce contexte, la jonction politique doublée d’une jonction maritime et donc gazière avec la Libye relève d’une stratégie très offensive d’Erdogan : c’est la première fois depuis la chute de l’Empire ottoman que la Turquie se positionne aussi loin en Méditerranée. Les Américains semblent suivre l’affaire d’assez loin, contrairement à l’Europe qui s’inquiète mais de façon évidemment stérile. L’assemblée turque a approuvé l’accord et des centaines d’hommes (certains observateurs parlent de 300) sont d’ores et déjà à pied d’œuvre autour de Tripoli, bloquant l’avancée d’Haftar. Cerise sur le gâteau, ces soldats ne sont pas très réguliers puisqu’il s’agit pour l’essentiel de Syriens, combattants dans les milices pro-turques au nord-est de la Syrie contre les Kurdes et au nord-ouest contre l’armée syrienne.
Poutine et Erdogan se sont alors mis d’accord pour un cessez le feu provisoire en Libye : la Turquie évite ainsi la chute de Sarraj et, bon gré mal gré, Haftar a dû alléger ses opérations. Cet accord ne semble pas très favorable à la Russie mais il y sans doute des compensations en Syrie : car Erdogan menace tous les jours Damas si l’armée syrienne poursuit son offensive à Idleb, mais ses initiatives belliqueuses sont somme toute assez mesurées. Ainsi une importante base militaire, appelée 46, perdue par l’armée syrienne en 2012 et située au sud-ouest d’Alep, vient d’être reprise. Elle fut défendue jusqu’au bout par les islamistes mais l’armée turque qui en occupait une partie s’est retirée sans combat…
Turcs et Russes deviennent donc les principaux acteurs du monde de la Méditerranée orientale. Souvent rivaux, parfois alliés, ils jouent un jeu complexe et périlleux mais ce sont eux qui décident aujourd’hui. C’est un tournant géopolitique important mais logique venant combler les vides laissés par les États-Unis et par cette pauvre Europe devenue indigente.
Illustration : « Vladimir et moi n’avons pas encore réglé tous les détails mais je vous assure que nos efforts coordonnés vont permettre de résoudre ces tensions, parfaitement normales dans un couple. »