C’est peut-être un signe des temps mais en tout cas il est suffisamment significatif pour être noté ici avec force. Le dernier grand penseur de droite qui demeure en France n'est rien d'autre que la dernière figure hexagonale illustre qu'ait engendrée chez nous la mythologie marxiste-léniniste aux temps lointains de la Guerre froide Régis Debray, ancien compagnon du Che et de Fidel Castro puis conseiller personnel de François Mitterrand.
Il convient de comprendre pourquoi : Le Moment Fraternité, qui prolonge et amplifie la réflexion amorcée dans les Communions humaines ainsi que dans plusieurs autres essais, nous en offre l'occasion.
Debray a cessé d'être un révolutionnaire messianique pour devenir (ou redevenir ?) un nationaliste conservateur conséquent en raison d'une évolution récente mais certaine, dont il ausculte les causes depuis longtemps la gauche, dès avant la mort du marxisme, en France et en Occident, a perdu ou renié l'essence communautaire et religieuse que les cultes rougeoyants de la République jacobine et de la Révolution ouvrière lui avaient léguée au XIXe siècle pour se convertir à l'individualisme moralisant de l'idéologie des Droits de l'Homme, consommant ainsi, avec une joie d'autant plus obscène qu'elle est assumée et voyante, sa double réconciliation avec les valeurs de la bourgeoisie d'une part, et avec le néo-impérialisme américain d'autre part.
Debray, qui s'est converti dans ses jeunes années à la cause castriste en même temps que son camarade d'alors Bernard Kouchner (dont il rappelle, sans insister mais cruellement, que lui ne jugea pas opportun d'aller risquer le sort de sa carcasse dans les jungles boliviennes), nous expose brillamment, quarante-cinq ans plus tard, en quoi et pour quoi ce qu'est devenu son ex-camarade, ainsi surtout que l'idéologie humanitaro-colonialiste qu'il représente éminemment au milieu d'autres notables « progressistes » des deux rives de l'Atlantique, constitue ce qui le révulse le plus dans le monde d'aujourd'hui.
Ce que Debray, en effet, ne pardonne pas à la gauche post ou anti-marxiste, c'est son ralliement inconditionnel et enthousiaste à ce qu'il appelle la ROC, la Religion de l'Occident Contemporain (entendez mondialiste et atlantiste).
La ROC, selon Debray, c'est un mélange de cécité anthropologique, d'arrogance impérialiste et d'inculture revendiquée en tant qu'arme de communication de masse. Mais c'est bel et bien d'abord une religion, c'est-à-dire un corpus de croyances communes à une élite internationale et auto-désignée, constituée en système de pouvoir, incarnée et définie au moyen de dogmes dont le principal est celui-ci. la Déclaration Universelle des Droits de l'Homme, déduite de l’habeas corpus promulgué par les révolutions anglaise et américaine, qui a sacralisé l'autonomie morale de l'individu, la liberté de pensée, l'égalité juridique et le droit inaliénable à la propriété, constitue une loi naturelle intemporelle et absolue, qui en droit comme en fait doit s'appliquer à toutes les sociétés et tous les hommes de la Terre. De ce dogme naît naturellement la justification morale des guerres d'agression que le néo-fascisme américain et occidentaliste a perpétrées depuis une décennie contre la Serbie, le monde arabe ou l'Afghanistan, peut-être demain contre l'Iran, le Venezuela ou la Chine, si la ruine financière de l'Occident n'intervient pas à temps.
Comme pour lui donner raison, Blandine Kriegel, ancienne assistante maoïste de Michel Foucault au Collège de France et épouse à la ville de l'ex-stalinien devenu néoconservateur français Alexandre Adler, a publié un mois avant Debray un livre d'entretiens, Querelles françaises, dans lequel elle ne dit pas autre chose (mais naturellement pour se féliciter de cette conversion « droit-de-l’hommiste » de la gauche soixante-huitarde dont elle fut en son temps la prophétesse lyrique et aussi passablement hystérique).
Si nous disions pour commencer que Régis Debray est bien aujourd'hui le dernier grand penseur de droite en France, c'est en raison du dernier chapitre du Moment Fraternité, dans lequel il explique, précautions oratoires à l'appui mais néanmoins avec clarté et fermeté, que la fraternité n'existe pas sans la permanence d'un substrat ethnique. Cette fois en effet, le Rubicon a bel et bien été franchi et les salves de feu ne manqueront pas de pétarader sur l'autre rive. Qu'importe l'homme qui a survécu aux juntes latino-américaines survivra bien aux foudres des âmes tartuffesques de ceux qui furent ses amis.
Pierre-Paul Bartoli Le Choc du Mois avril 2009
Régis Debray, Le Moment Fraternité, Gallimard, 365 pages.