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Le monde terrrrrrrrifiant des intellectuels de gauche

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La bête est là. La bête menace Partout sans cesse en chacun de nous. La vigilance s'impose et un nouveau rappel à ordre était nécessaire.

Daniel Lindenberg est l'un de ces innombrables anciens élèves normaliens de Louis Althusser qui, fidèle aux objurgations pseudo-ésotériques et faussement prophétiques du Maître, adhéra dans les années 1960 au Parti communiste français avant de virer maoïste lors du grand engouement estudiantin pour la Révolution culturelle chinoise qui fut l'un des signes annonciateurs de Mai 1968. Mais Thorez ou Mao, pour ces jeunes gens si appliqués et si sages, ce n'était en fin de compte que de courtes initiations de jeunesse vite délaissées quand à vingt ans on vise le concours d'entrée de Normale Sup sans faire un détour par le maquis bolivien comme Régis Debray, c'est que la Révolution prolétarienne est sans doute moins une vocation sacerdotale qu'une sorte de mise en bouche conceptuelle.

Toutefois, le marxisme a été pour Lindenberg et ses comparses d'hier comme d'aujourd'hui (Blandine Kriegel, Alexandre Adler, Pierre Rosanvallon, Jacques Rancière, Olivier Mongin) un lieu d'apprentissage décisif qui ressemble un peu aux bordels de province où les vieux libertins devenus abstinents et monogames, après être montés à Paris, se souviennent que jadis ils se livrèrent à la débauche, avant que la jeunesse les déserte. C'est en effet l'un des grands avantages que procure l'adhésion à l'extrême-gauche et que ne parviennent pas à saisir les prosaïques gens de droite quand on a été marxiste à l'aube de la vie, quoi qu'il arrive ensuite, on reste mentalement un rebelle, même si l'on devient mandarin d'État ou directeur de conscience auprès des jeunes gens qui courent le pavé parisien.

Ainsi de notre ami Lindenberg, qui, dès les années 1970, comprit très vite que la Révolution, c'était bien, mais que la Démocratie c'était encore mieux. D'ailleurs, pourquoi recommencer la Révolution puisqu'elle avait déjà été faite en 1789 ? Très vite, notre comparse à l'œil fatigué et à la moustache triste devint donc l'un de ces innombrables rentiers louis-philippards du Progrès, qui se succèdent par dizaines, dans l'Université française depuis les Trois Glorieuses de 1830.

La gauche libérale (dite aussi « deuxième gauche » sous nos deux) n'a pas pour rien été façonnée pendant les années de lutte par la franc-maçonnerie, que l'on appelle irrégulière, puisque, comme dans les Loges, il faut être recommandé par des Frères haut placés avant d'y être adoubé. Homme d'entregent, Lindenberg ne fit pas, de ce point de vue, les choses à moitié et parvint à se lier, ni plus ni moins, avec Raymond Aron et surtout François Furet, qui édita et préfaça sa biographie de Lucien Herr, le bibliothécaire normalien et néo-kantien qui catéchisa Jean Jaurès et Léon Blum à l'époque de l'âge d'or du socialisme. Fier de ces jolies relations, le mao repenti se mit alors à dévorer les ouvrages de l'austro-américain Karl Popper, qui lui apprit les vertus de la « société ouverte » et surtout la noirceur protéiforme de ses ennemis de toujours : réactionnaires, catholiques, staliniens ou bien, encore plus pervers, un quelconque et nauséabond mélange historiciste des trois.

La comédie était bien agencée et il est probable que Daniel Lindenberg y a cru, voire y croit encore - comme tant d'autres de sa génération et de son agence bancaire. À la même époque, son amie Blandine Kriegel rédigeait sa thèse universitaire sur « l'État et les esclaves » où elle expliquait que par la vertu des Droits de l'Homme, l'État obscurantiste et despotique des Anciens régimes était devenu miraculeusement un accoucheur de progrès, de miel, d'égalité, de système métrique et de mini-jupes. Finalement, tout bien pesé, après 1789, après 1848, après 1873, après 1936, on était bien forcé d'épouser le parti de Pangloss contre celui de Candide et de Voltaire. Les anciens élèves d'Althusser ne s'en privèrent pas.

Tout aurait donc dû très bien finir dans le meilleur des mondes progressiste possible, si deux inconvénients n'étaient pas venus menacer les acquis d'une jeunesse si brillante la chute de l'Union soviétique et, conséquence logique, la rupture du front « antitotalitaire », que la lutte contre le communisme stalinien avait suscité après l'invasion de Budapest en 1956. Un couple de dangers inattendus pointait son nez. d'une part le risque de l'abandon du progressisme démocratique par une partie des anciens adversaires du marxisme qui pouvaient être tentés de retourner leur veste ou tout simplement assumer en toute bonne conscience leurs convictions conservatrices rendues à nouveau licites par la disparition du goulag ; d'autre part - et c'était peut-être encore plus grave - l'absence d'ennemi à combattre qui faisait que rien désormais ne ressemblerait plus à un bourgeois conservateur qu'un intellectuel social-libéral de la rive gauche de Paris. La fin de l'Histoire de Fukuyama, dont Lindenberg n'ose pas vraiment se moquer (ce qui suffit à dire l'effroi que sa thèse a dû susciter en lui), amenait la fin du manichéisme idéologique.

On voit que le péril était grand. Aussi, très lentement pressé par l'urgence, mais sponsorisé par son vieux camarade Pierre Rosanvallon, Lindenberg sortit donc enfin en 2002 de son long « sommeil dogmatique » (référence à Kant), avec  une mince plaquette publiée aux éditions du Seuil : Le Rappel à l'ordre, enquête sur les nouveaux réactionnaires, dont le journal Le Monde, comme il se doit, mais aussi les tonitruants et quelque peu ridicules cris d'orfraie poussés par Alain Finkielkraut, épinglé dans le libelle, assurèrent largement la promotion auprès du public lettré de France et de Navarre.

La thèse du brûlot est aujourd'hui bien connue - et banale Paris est peuplé en ce début de siècle d'intellectuels suspects qui, bien qu'issus de la gauche, s'abstiennent de plus en plus souvent de se laver les mains après avoir feuilleté les Réflexions sur la Révolution française de Burke ou les derniers livres de Hannah Arendt, cette maîtresse non repentie et par trop aristocratique du nazi Heidegger. Classiquement, Lindenberg, pâle successeur moderne des antiques Inquisiteurs d'Espagne, dressait une liste non exhaustive de ces supposés marranes inversés Alain Finkielkraut donc, Marcel Gauchet, Pierre Manent, Renaud Camus, Philippe Muray, Jean-Claude Michéa, Alain Soral, Pierre-André Taguieff, Michel Houellebecq, Stéphane Courtois, on en passe et des meilleurs…

Mais avec Le Procès des Lumières la charge se veut désormais napoléonienne et mondiale : c'est ni plus ni moins une nouvelle version du complot jésuitique cher aux jacobins et aux francs-maçons du XIXe siècle que Lindenberg réinvente et orchestre à la manière d'un roman d'Eugène Sue ou de Bram Stoker (où Maurras tiendrait le rôle de Dracula). Partout, en France, mais aussi en Italie, aux États-Unis, au Japon, en Inde, en Chine, en Russie, en Islam, la réaction nationaliste et religieuse est de retour. Partout, les progressistes sont acculés autour d'une Déclaration universelle des Droits de l'Homme en lambeaux comme les communards de 1871 devant le mur des Fédérés. On connaît la chanson : cours, camarade, le vieux monde est derrière toi ! À nouveau, il faut se battre et enrôler dans sa bannière aussi bien les ombres de Marx que de Raymond Aron, de Jean-Jacques Rousseau que de François Furet.

Le plus drôle, dans cet ouvrage bien informé mais rendu grotesque par la thèse qu'il défend, est que Lindenberg, à longueur de pages, s'y vautre sans retenue dans les deux péchés suprêmes dont il fait précisément l'apanage de la « réaction » : le mythe du complot, comme on vient de le dire (les intellectuels crypto-réactionnaires sont au moins aussi nombreux et influents dans son livre que les capitalistes ou les révolutionnaires juifs dans les pamphlets de Drumont et de Céline), mais aussi la nostalgie : que le monde était beau à l'époque d'Emile Zola, de Jules Ferry, du progressisme colonial, du petit père Combes et de tous ces braves radicaux-socialistes à moustaches. Pour un peu, on aurait presque envie de conseiller à Lindenberg de faire friser la sienne.

Philippe Marsay Le Choc du Mois janvier 2010

Daniel Lindenberg, Le Procès des Lumières, Seuil, 292 p., 19 €.

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