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L'ère libérale universelle

L'ère libérale universelle.jpegDepuis les deux décennies qui nous séparent de l’effondrement de l'empire soviétique, des pages et des pages ont été écrites, à droite comme à gauche, sur le libéralisme, sa grandeur, ses perversités, ses limites, sa victoire présente, sa défaite future, sa moderne pertinence ou au contraire ce qu'il y a en lui de rétrograde et d'inégalitaire. Synthèse par Philippe Raynaud.

L’idéologie libérale, dans sa double dimension politique et économique, demeure, aujourd'hui plus que jamais, une énigme absolue, et d'autant plus troublante pour nous, Européens et Occidentaux, que cette idéologie, devenue apparemment sans alternative et sans contradiction, semble désormais un horizon indépassable, c'est-à-dire très exactement ce qu'avait tellement prétendu être sa rivale vaincue, l'idéologie marxiste-léniniste - sans bénéficier toutefois de l'enthousiasme frénétique et sacrificiel que celle-ci avait su néanmoins susciter au cours du siècle précédent. Peut-être parce que le libéralisme est devenu depuis trop longtemps chez nous la traduction de « l'ordre établi », d'autant plus établi qu'il est dans son essence fort prosaïque, et que l'ordre ne fait jamais rêver, y compris lorsque le désordre croît, comme aujourd'hui avec la crise et le grand déclin traumatique de l'Empire américain.

Un homme pourtant, un libéral sans doute plus perspicace, plus érudit et plus intelligent que les autres, a daigné pendant plus de trente ans, sans relâche, interroger le sphinx et nous restituer aujourd'hui l'intégralité de ses réponses il s'agit du philosophe Philippe Raynaud, le plus percutant disciple français, avec son ami Pierre Manent, de Raymond Aron, qui vient de publier un ouvrage monumental et décisif, réunissant une vingtaine d'études composées entre 1980 et aujourd'hui sur les trois grandes révolutions, anglaise, américaine et française, de l'Occident des XVIIe et XVIIIe siècles. Nul doute que ce pavé, foisonnant de savoir et d'analyses historiques et politiques brillantes, fera date dans l'histoire des idées en France, au moins autant que le célèbre Penser la Révolution française de François Furet, dont l'intelligentsia parisienne se gargarise peut-être un peu trop excessivement à notre goût depuis vingt ans.

Une figure domine toute l'œuvre de Raynaud, et elle fait l'objet d'une ouverture magistrale, en marge des autres textes du recueil c'est celle d'Edmund Burke, l'auteur génial du premier grand ouvrage qui a posé les bases de la pensée conservatrice et contre-révolutionnaire en Europe, ouvrage qui demeure d'ailleurs sans concurrent crédible jusqu'à ce jour, les Réflexions sur la Révolution de France, écrites en 1790, avant même le début de la Terreur jacobine qu'il avait très pertinemment prophétisée. Le coup porté à l'œuvre naissante et prométhéenne des révolutionnaires français fut si profond et si bien agencé qu'il suscita d'innombrables ripostes dans le camp progressiste, notamment celles de Thomas Paine en Amérique et de Benjamin Constant en France, réponses sur lesquelles Raynaud se penche longuement et à plusieurs reprises.

Mais si notre auteur se montre visiblement fasciné par Burke, alors qu'il n'en épouse apparemment pas les idées, c'est sans doute parce que c'est chez lui et lui seul qu'apparaît très tôt la découverte de la faille originelle qui va déterminer toute l'évolution future du libéralisme, et ce des deux côtés de l'Atlantique - cette faille sur laquelle Philippe Raynaud exerce lui aussi, non sans brio, toute sa perspicacité généalogique et critique, comme si elle constituait une sorte d'épreuve du feu intellectuelle pour tout penseur libéral de quelque envergure.

Cette faille, c'est celle qui naît de la confrontation entre la prétention d'universalité intemporelle qui est celle du libéralisme occidental, prétention inhérente à la philosophie des Lumières et à l'idéologie des Droits de l'Homme, et le caractère particulier, historique, national et daté des trois révolutions qui vont porter ce libéralisme au pouvoir : la Glorieuse Révolution britannique de 1688, la guerre d'Indépendance américaine de 1776 et la Révolution française de 1789. Le paradoxe révolutionnaire est au fond assez semblable à celui de la révélation chrétienne dont il prétend pourtant en grande partie se défaire : de même que les apologètes dominicains ou jésuites du christianisme ont dû depuis toujours se creuser la cervelle en vue d'expliquer pourquoi des générations entières d'hommes et de femmes, ainsi que d'innombrables peuples, n'ont pu avoir connaissance de l'Incarnation historique du Fils de Dieu, en droit destinée à l'humanité entière, de même les libéraux, modérés ou radicaux, ont été bien en peine de comprendre pourquoi l'humanité était née si tardivement et si péniblement aux institutions de la liberté politique et de la démocratie représentative qu'ils décrétaient pourtant être les seules conformes à la raison et à la dignité humaines.

Burke, qui a mené toute sa carrière politique de parlementaire dans le parti whig, c'est-à-dire libéral, et qui fut l'avocat ardent des libertés irlandaise et américaine dans leurs démêlés avec la Couronne anglaise, est le seul au fond qui se soit vraiment saisi de cette aporie redoutable à l'occasion de sa critique des prétentions universalistes affichées par les Constituants de Paris - et encore une fois personne, depuis lors, dans ce qu'il est convenu d'appeler la droite libérale, n'a été en mesure de proposer une analyse rivale de la sienne. Raison pour laquelle Raynaud en fait le point d'orgue conceptuel de sa propre pensée.

Aux yeux de Burke, qui lie dans une même fidélité l'attachement aux libertés civiles et parlementaires (dont font partie, en Angleterre, celles, héréditaires, des Lords) et l'attachement aux institutions traditionnelles de l'Ancien Régime (la Monarchie, précisément garante depuis la Grande Charte de 1215 des droits du Parlement, et l’Église anglicane), la liberté politique n'existe pas de façon universelle et abstraite elle n'est que la résultante particulière et contingente de l'histoire de l'Angleterre.

Mieux, c'est des mœurs de la chevalerie médiévale, prolongées dans les canons de l'Eglise anglicane et le droit empirique de la « Common Law », que sont dérivées les valeurs de la bourgeoisie commerçante et l'attachement individuel aux libertés civiles et religieuses. Bref, Burke ne défend les valeurs libérales qu'à partir du moment où elles émanent de l'Histoire concrète d'une nation précise, et non d'un quelconque contrat social réputé indûment inamovible et éternel. Dès lors, si indépendance de la société il y a, celle-ci ne saurait se conquérir contre la légitimité de l'Etat, ainsi que prétendent le faire les révolutionnaires français au nom d'une hypothétique « loi naturelle ».

Puis Raynaud remonte dans le temps et démontre que cette aporie était déjà présente, de façon latente, au sein des métamorphoses complexes de l'œuvre de John Locke, après la chute des Stuart, lorsque la théorie libérale commença laborieusement à prendre conscience d'elle-même. Et il rappelle fort à propos qu'en France, aussi bien Voltaire que plus tard les Girondins hésitèrent longtemps, de même que les physiocrates, à accorder des libertés politiques à un peuple par trop empreint de catholicisme, qu'ils jugeaient en conséquence indignes d'être durablement éclairés par les « lumières » de la Raison, pourtant toujours universelles en droit à leurs yeux et propres à tous les nommes de la terre.

Guizot, sous la Monarchie de Juillet, pensera de même, inaugurant ainsi un « libéralisme autoritaire » qui donnera à la « dictature de la loi » un prestige beaucoup plus grand qu'aux libertés civiles qu'elle était pourtant censée garantir, et le mérite de Raynaud est précisément de montrer que ce genre de dérive, pleinement justifiable de la critique burkéenne, ne fut pas le seul apanage des Jacobins, comme le prétend aujourd'hui une pensée « néo-libérale » standardisée (aux normes de François Furet).

De même, les études magnifiques qu'il consacre à Benjamin Constant (et à son brillant rival conservateur oublié, Lezay-Marnesia) démontrent bien que ce chantre romantique et génial de la modération bourgeoise ne dédaigna jamais l'alliance avec l'extrême-gauche lorsqu'il s'agissait de parer à un retour, même démocratiquement consenti, à un régime traditionnel hostile aux principes de la Révolution.

Mais c'est surtout en prolongeant l'analyse de Burke au cas américain et à la guerre de Sécession que Philippe Raynaud aboutit à ses analyses les plus profondes et les plus novatrices. On ne peut les résumer ici, mais il en ressort de façon claire que la cause du Sud esclavagiste pouvait à bon droit se réclamer de l'héritage constitutionnel des Pères fondateurs tout aussi légitimement que leurs adversaires abolitionnistes et victorieux du Nord. De fait, le sort des États-Unis n'était pas tout entier inscrit dans le texte « libéral » et jeffersonien de sa Déclaration d'Indépendance.

Aussi, la grandeur de Philippe Raynaud est-elle d'assumer pleinement la fragilité philosophique du libéralisme dont il se réclame, sans en dissimuler toute la contingence historique et les nombreuses contradictions internes. Et c'est peut-être parce que le libéralisme occidental de ce début de siècle n'est plus aussi triomphant et sûr de lui qu'au moment de la fin de la Guerre froide, que nous pouvons lire aujourd'hui ces textes d'une intelligence si rare avec la certitude qu’ils nous éclaireront encore longtemps.

Philippe Marsay Le Choc du Mois juillet 2010

Philippe Raynaud : Trois Révolutions de la liberté : Angleterre, Amérique, France, PUF, collection Lériathan, 386 p., 35 €.

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