Bon an mal an, le complexe de supériorité des Européens s’est retourné en complexe d’infériorité. Des bancs de l’école à ceux de l’Université, c’est toute une époque qui est prié de relire l’histoire coloniale à la lumière de la déchéance européenne. Une Europe symboliquement jugée à Nuremberg et qui instruit elle-même son propre procès à charge. Un cas clinique de masochisme post-colonial qui réclame un traitement d’urgence.
Est-ce que Chesterton pressentait la vague de repentance européenne quand il disait que le monde était plein d'idées chrétiennes devenues folles ? Peut-être. Mais le monde est finalement bien trop petit pour loger cette inépuisable soif de mortification. Pauvre Europe qui n'en finit pas de commémorer, non pas son glorieux passé, mais l'accablant passif (de la Shoah, du colonialisme, de l'impérialisme). Mea culpa, mea maxima culpa. Pauvre Europe sortie brisée de 1945 et qui n'a plus la volonté de prendre date avec l'histoire, tirant au contraire une gloire trouble de son ethnomasochisme, preuve de sa (nouvelle) moralité. En un mot, malade de son pénitentialisme et de sa morale humanitaro-sulpicienne - plus mièvre encore que celle qui faisait horreur à Léon Bloy.
Ce faisant, c'est tout un continent qui sombre lentement dans ce que le grand historien Lucien Febvre avait appelé « le sacrilège de l'anachronisme » - péché contre l'esprit de l'histoire -, en ne vivant plus que dans un passé figé autant qu'essentialisé, comme si on était toujours au temps du Code noir, de la conquête de l'Algérie, de l'Empire d'Afrique. C'est le roman noir de la colonisation, coécrit de part et d'autre de la Méditerranée et qui met en scène « un crime de référence » - la colonisation - qu'on réactualise en permanence, faute originelle de l'Europe qui place les pays anciennement colonisés en position de perpétuels créanciers. La mauvaise foi des uns (les Africains) nourrissant la mauvaise conscience des autres (les Européens), et inversement, dans un va-et-vient dialectique de haine de soi et d'amour de l'autre, version contemporaine de la dialectique du maître et de l'esclave chère à Hegel.
De l'ethnocentrisme à l'ethnomasochisme
Aux monuments aux morts de la Grande Guerre ont succédé les plaques érigées en souvenir de la déportation. Peut-être remplacera-t-on même un jour le calendrier des saints par celui des victimes sans nombre (au moins ça) de l'impérialisme européen, martyrs de notre temps, sacralisés par une République plus repentante que jamais. Sait-on que l'on commémore déjà la Shoah cinq fois l'an en France, plus qu'en Israël ? Mais si les Juifs avaient jusque-là l'exclusivité du deuil génocidaire, d'autres minorités ont pris du galon ces derniers temps. Les Noirs, les homos, les tziganes, etc. Tous victimes. Sauf les mâles européens, blancs et hétéros (quadruple handicap, très dur à porter).
L'unicité de la Shoah, c'était l'OVNI symbolique parfait. Il n'avait pas d'équivalent sur le marché de la souffrance, cette « Shoah business » brillamment épinglée par Finkelstein. C'est lui qui a légitimé le monopole juif et dressé, entre l'Holocauste et le mal ordinaire, l'infranchissable mur des Lamentations. Une sorte de trust victimaire. Mais les trusts, c'est bien connu, finissent toujours par être démantelés. La fameuse banalisation, dont la plupart des historiens parlent sur un ton affligé. En réalité, cette banalisation ne fait que traduire le passage d'une économie monopolistique, fermée, à une économie concurrentielle, ouverte. Autrement dit, la concurrence des mémoires. Ou la souffrance de tous contre tous.
Autant de victimes, autant de rentes mémorielles. Tout ce monde exigeant « des Français qu'ils expient ce huitième péché capital [la colonisation] avec obstination dans les moindres replis de la conscience nationale », comme l'écrit Daniel Lefeuvre dans Pour en finir avec la repentance coloniale ("Champs" Flammarion, 2008), l'un des rares universitaires à ne pas succomber à l'autoflagellation collective.
Du bon usage du révisionnisme
L'historien Pascal Ory avait parlé de « rétro-satanisation » à propos de la légende noire de Vichy fabriquée de toutes pièces par l'historiographie contemporaine. L'un des livres qui a le plus contribué à façonner cet état d'esprit au cours des trente dernières années - la criminalisation de l'Europe, et spécialement de la France- est sans aucun doute L'Idéologie française de Bernard-Henri Lévy paru en 1981, équivalent pour notre temps de ce que fut il y a plus d'un siècle La France juive d'Edouard Drumont, dont il reprend la thèse en l'inversant. C'est la faute des Juifs, tempêtait Drumont, c'est la faute des Français, répond en écho BHL. Pierre Vidal-Naquet qui, en son temps, s'était opposé avec quelques autres intellectuels juifs, dont Raymond Aron, à L'Idéologie française, avait rapidement compris que « BHL avait gagné le combat des idées ». Il l'a si bien gagné que le clown germanopratin a fait quantité d'émules, surtout dans les études coloniales.
Le révisionniste en chef de ces « black studies », c'est l'« historien » Olivier Le Cour Grandmaison. Voir son Coloniser, exterminer - sur la guerre et l'Etat colonial (Fayard, 2005). C'est le monument stalinien de l'histoire coloniale. Il y aurait une solution de continuité entre Gambetta et Ferry d'une part, et Hitler et Himmler d'autre part, les indigènes étant les juifs des colonies. La Cour Grandmaison entrevoit même, dans une ébouriffante relecture mimétique de la Shoah, un « projet cohérent de génocide » dans la conquête de l'Algérie. Rien que ça !
Dans la même veine, on pourra lire Le livre noir du colonialisme, XVIe-XXIe siècle de l'extermination à la repentance, sous la direction de Marc Ferro ("Pluriel" Hachette, 2004). Ou encore La fracture coloniale la société française au prisme de l'héritage colonial, sous la direction de Pascal Blanchard (La Découverte, 2001). Et pour ceux qui, à ce stade, ne seraient pas encore découragés, on recommande Marianne et les colonies une introduction à l'histoire coloniale de la France de Gilles Manceron (La Découverte, 2005), chef-d'œuvre de la littérature expiatrice.
Le lourd fardeau de l'homme blanc
Dans cette avalanche éditoriale, surnage, de-ci de-là, quelques îlots de vérité. On songe à La Tyrannie de la pénitence, essai sur le masochisme occidental (Grasset, 2006) de Pascal Bruckner. C'est toujours ennuyeux d'avoir à dire du bien de Pascal Bruckner. Son néoconservatisme fun, son bronzage philosophique, sa vigueur capillaire. Il s'était déjà fait remarquer en 1983 avec son Sanglot de l'homme blanc. Tiers-monde, culpabilité, haine de soi. Un bon point pour lui. Problème sa conception de l'homme blanc est si restrictive qu'elle n'englobe qu'un minuscule éventail allant du spoutnik bloyen M.G. Dantec au trop télégénique BHL. Chez lui, l'épithète blanc veut dire texan, sioniste et islamophobe. Ce qui gêne fondamentalement Bruckner dans le masochisme européen, c'est qu'il l'empêche d'affronter les seuls problèmes qui vaillent les guerres préventives contre Slobodan et Saddam. Mais pour le reste, concédons à Pascal Bruckner qu'il fait œuvre utile en dénonçant les excès du dolorisme occidental - ce qu'il appelle fort justement « la pathologie de la dette ».
La pensée critique appartient en propre au génie européen - c'est même ce par quoi notre continent se distingue des autres ères civilisationnelles -, mais pensée critique ne veut pas dire autocritique permanente, ni masochisme compulsif. Or, c'est ce à quoi nous nous livrons. Autodénigrement incapacitant qui nous conduit à ne condamner que l'impérialisme occidental. Les Arabes, les Ottomans, les Mongols et quantité d'autres envahisseurs sont tout excusés. Il est même de bon ton de saluer la colonisation arabe de la péninsule ibérique. Du bon colonialisme en quelque sorte.
Curieux renversement. Jadis, on rejetait sur les cultures archaïques la violence que l'on ne voulait pas voir en nous. Aujourd'hui, on prend sur nous cette violence pour ne pas la voir chez les autres. Cela épargne aux pays anciennement colonisés d'avoir à faire, eux, leur autocritique. Qu'est-ce qui dans ces sociétés les rendait colonisables ? Quelle était leur faiblesse structurelle, leur impuissance chronique ? Autant de failles qui ne pouvaient pas ne pas créer un appel d'air. Tout comme nous devrions nous interroger sur l'actuelle léthargie européenne qui fait de nous les victimes désignées d'une immigration de masse qui présente tous les traits d'une colonisation à l'envers. Car c'est en Europe que se prépare une tragédie de même ampleur que celle qui a affecté l'Afrique en son temps. À quand donc un roman noir de l'immigration ?
François-Laurent Balssa Le Choc du Mois septembre 2010