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Contre-courant

Universitaire atypique, Xavier Martin n'en a pas moins un parcours exemplaire qui a renouvelé notre vision du XVIIIe siècle, de Voltaire au Code Civil. Portrait d'un professeur émérite à l'occasion de la parution d'un opuscule qui retrace une vie de chercheur faite de curiosité et d'étonnements.

« Au commencement était le Code Civil. » telle se présente à peu près la Genèse à laquelle les pontifes du Droit ont sommé (ou somment encore) des générations d'étudiants de donner leur foi. Ce Code émancipateur, paré de tous les oripeaux du Progrès, sanctifié par une Révolution dont il devait être le fruit le plus appréciable, Xavier Martin se souvient d'avoir eu très tôt l'audace un peu inconsciente d'en interroger les fondements. La mise au jour d'une série de contradictions tenaces et d'occultations manifestes, particulièrement dans les fondements anthropologiques les plus valorisés et les moins discutés de l'édifice, détermina pour lui une autre genèse : celle d'une carrière de recherche et d'enseignement entièrement consacrée à l'homme du Code Civil, cette fois placé dans sa lumière véritable, non plus figure absolutisée du Droit mais produit d'un ensemble doctrinal et philosophique lui-même prenant naissance dans l’ « ambiance » (comme disait Léon Daudet) intellectuelle et morale où baignèrent les Lumières et l'Idéologie.

De loin, l'entreprise ainsi circonscrite paraît de celles qui sont dignes d'occuper une vie de savant. On imagine déjà de sages compilations, d'aimables controverses universitaires. Il n'en fut rien. Le futur professeur se rendit vite compte qu'il s'était embarqué dans une navigation des plus hasardeuses sur un océan presque sans bords. Dans cette longue suite d' « étonnements » qui la jalonnèrent, tous capables de renverser la barque d'un explorateur moins déterminé, il faut citer celui qui fut la matrice de tous les autres, la découverte du caractère foncièrement pessimiste du prétendu humanisme des rédacteurs du Code, la vision parfaitement mécaniste et matérialiste de l'être humain qui fut la leur, la constante négation du libre-arbitre véritable fondement de toute cette architecture tendant en réalité non à exalter les Droits de l'individu, mais à le minoriser et faire de lui un rouage.

C'est ici en effet que s'est nouée l'aventure. Car faire une telle découverte et surtout la proclamer, c'était d'abord prendre le risque d' « avoir raison contre tout le monde », posture peut-être grisante mais des plus inconfortables car exposée au doute et au soupçon d'être inspirée par la plus misérable forme d'esprit : l'esprit de contradiction. C'était surtout être contraint de la justifier par des moyens qui n'appartiennent en propre à aucune discipline, même pas juridique, refuser de s'enfermer dans aucun fonctionnement sous l'autorité trompeuse de quelques topoï indéfiniment ressassés. L'homme théorique du Code, produit négatif, réduit lui aussi à son seul fonctionnement, ne pouvait être envisagé que dans une démarche nommée pompeusement « transdisciplinarité », que beaucoup vantent et dont ils se gargarisent tant qu'elle ne les contraint pas à se risquer dans une véritable synthèse qu'ils seraient sans doute incapables d'établir.

L'étonnement, creuset de la recherche

C'est ce dont on ne peut soupçonner Xavier Martin. Par son exemplaire unité, son œuvre nous révèle que cette vision synthétique, large et compréhensive, est la seule capable d'atteindre une cohérence véritable. Dans le cas précis, cette cohérence ne lui a pas été dictée, insiste-t-il, par un système ou une doctrine posés a priori, mais s'est révélée dans la démarche même, selon une méthode critique qui s'est imposée à lui et qui tient beaucoup selon nous d'une sorte d' « empirisme organisateur ». Pour la résumer, il s'agit, dans un contact direct avec les textes - à l'exclusion des compilations et ouvrages de seconde main - de laisser apparaître les liens idéels, les relais et les filiations qui unissent les conceptions et les doctrines en se laissant guider par leurs consonances logiques et rhétoriques. La quête de proche en proche s'élargit et touche les véritables fondements philosophiques de l'anthropologie de Lumières, et en particulier l'œuvre de Hobbes, dont de nombreux rapprochements textuels précis montrent que le pessimisme systématique n'exerça pas une influence vague et médiate mais fut une véritable source.

D'étonnantes providences de lecture d'allure quasi romanesque, des confrontations les plus inattendues (entre, par exemple, les figures d'un jeu de cartes de l'an II, la correspondance de Voltaire, celle de Rousseau et le matérialisme médicophilosophique de Cabanis) font progressivement apparaître dans sa vraie cohérence l'humanisme paradoxal des Lumières, au plus loin de l'optimisme anthropologique que la paresse et l'ignorance lui prêtent généralement. À l'œuvre dans ses soubassements circule en effet une terrible logique du mépris et de l'exclusion qui, associée à une volonté à la fois médicale et politique de régénération du corps social, conduit à toutes les terreurs et à tous les racismes génocidaires modernes, depuis la Vendée jusqu'à Auschwitz. Ceux précisément que l'on croit conjurer en invoquant les apôtres de la Tolérance, alors que, ironie majeure, les « philosophes » n'ont jamais pensé devoir réserver les bénéfices de cette même tolérance qu'aux seuls humains, c'est-à-dire ceux que la Raison aura fait hommes, à l'exception de tous les autres. Mais le plus fort étonnement que nous livre le petit livre de Xavier Martin ne vient pas de ces idoles renversées ni de ces apocalypses spectaculaires où nous convie, par exemple, son remarquable, et trop discret quant à son titre, Voltaire méconnu, en fait véritable mise à nu du patriarche de Ferney (1). Ce sensationnel, il le recherche d'autant moins que ces révélations ne manifestent pas selon lui de secrets bien gardés : toute cette matière était « imprimée, d'un accès facile », à portée de main comme la lettre volée d'Edgar Poë. Encore fallait-il vouloir lire, c'est-à-dire accepter d'être étonné ou contredit, sortir de la quiétude rassurante (et profitable) de la doxa pour s'apercevoir, comme disent les Allemands, que le bien-connu n'est le plus souvent que l'autre nom de l'inconnu. Il fallait surtout un goût de la liberté intellectuelle que Xavier Martin nous communique avec une belle alacrité et qui contraste vivement avec les tristes et répétitifs pensums du conformisme universitaire.

Antoine Foncin Le Choc du Mois novembre 2010

Xavier Martin, Trente années d'étonnement, péripéties d'une randonnée intellectuelle, Dominique Martin Morin, 158 p., 16 €. Tous les ouvrages de Xavier Martin sont disponibles chez DMM.

1) Voltaire méconnu. Aspects cachés de l'humanisme des Lumières (1750-1800) Paris, DMM, 2006.

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