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Le déclin de l’Occident bréviaire pour des années décisives

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Le déclin de l'Occident bréviaire pou des années décisives 1.jpegIl y a cent ans exactement paraissait Le Déclin de l'Occident, ouvrage magistral d'un des principaux penseurs de la Révolution conservatrice, Oswald Spengler (1880-1936)

La parution du premier volume du Déclin de l'Occident, en avril 1918, quelques mois avant la fin de la Première Guerre mondiale, fit l'effet d'un coup de tonnerre. L'écho rencontré en Allemagne fut phénoménal, l'ouvrage remportant « le plus grand succès qu'un livre de philosophie historique ait connu [...] depuis Gibbon », selon l'historien Lucien Febvre. La première édition fut rapidement épuisée et, dans les dix années suivantes, des centaines de milliers d'exemplaires se vendirent. L'ouvrage, qualifié par Ludwig Wittgenstein de « vaste capharnaüm d'hypothèses en tout genre », eut un grand retentissement sur l'intelligentsia européenne de l'entre-deux-guerres, inspirant à Paul Valéry sa célèbre formule « Nous autres civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles. » Les ventes de la seule édition anglaise atteignirent 25 000 exemplaires avant la Deuxième Guerre mondiale. La traduction française, parue originellement en 1931, est rééditée régulièrement chez Gallimard depuis 1948. Il faudra attendre 1957 pour que paraisse l'édition italienne dans une traduction de Julius Evola, qui précisera dans une introduction le sens et les limites de cette oeuvre.

Le Déclin de l'Occident a exercé une influence considérable sur des historiens comme Arnold J. Toynbee, sur des sociologues comme Pitirim Sorokin, ainsi que sur Henry Kissinger qui lui a consacré sa thèse de doctorat, reconnaissant à Spengler « un regard intéressant sur la prospérité et la décadence des civilisations ». Il a également inspiré divers théoriciens de la droite radicale, comme l'Américain Francis-Parker Yockey, auteur à'Imperium, ou le jeune essayiste italien Adriano Romualdi.

Le Copernic du XXe siècle

« De Goethe, j'ai repris la méthode ; de Nietzsche, les questions », avoue Oswald Spengler, dont la philosophie de l'Histoire déterministe et organiciste a aussi subi l'influence de Vico, Herder, Bachofen et Schopenhauer. L'humanité est pour lui « un concept zoologique, ou bien alors un mot vide de sens », raison pour laquelle il parle le plus souvent de Weltgeschichte (« histoire mondiale ») plutôt que d'Universalgeschichte (« histoire universelle »). C'est d'ailleurs à tort que le sous-titre du livre, « Umrisse einer Morphologie der Weltgeschichte », a été traduit en français par « Esquisse d une morphologie de l'histoire universelle ».

« Au lieu de la blafarde image d'une histoire mondiale linéaire, je vois, quant à moi, une multiplicité de cultures puissantes », écrit Spengler, convaincu que « l'histoire mondiale est l'histoire des grandes cultures ». Rompant avec l'ancienne vision « ptolémaïque » d'une histoire universelle centrée sur l'Occident, il récuse la conception des temps historiques s'articulant sur le schéma Antiquité-Moyen-Âge-Temps modernes, chronologie inspirée par la croyance au progrès, à l'unité et à la continuité des cultures. Il n'hésite d'ailleurs pas à se comparer à Copernic : à l'instar de ce dernier qui mit fin à la vision géocentrique de l'univers, il se propose d'abandonner l'européocentrisme qui a jusque-là dominé la perspective historique.

Pour lui, « les cultures sont des organismes ; l'histoire universelle est leur biographie générale ». En tant qu'organismes, elles passent par les divers stades du devenir biologique, enfance, jeunesse, âge viril et sénilité : « Il y a une croissance et une vieillesse des cultures, des peuples, des langues, des vérités, des paysages, comme il y a des chênes, des pins, des fleurs, des branches, des feuilles jeunes et vieux [...]. Chaque culture a ses possibilités d'expressions nouvelles qui germent, mûrissent, se fanent et disparaissent sans retour. » Spengler distingue huit grandes cultures-monades égyptienne, babylonienne, indienne, chinoise, mexicaine, arabe, antique et occidentale. L'âme « apollinienne » caractérise la culture antique, gréco-romaine l'âme « magique », la culture arabe l'âme « faustienne » la culture occidentale depuis le Xe siècle. Cette dernière est diamétralement opposée à l'âme apollinienne, qui se distingue par le sens de la mesure et de la finitude, la contemplation plutôt que l'action, le refus de l'hybris, et s'exprime dans la géométrie euclidienne, la statuaire, la tragédie, la Cité-État. Au contraire, l'âme faustienne, que Spengler définit par le refus des limites et l'aspiration à l'infini, la démesure et la volonté de puissance, le goût de l'action, s'exprime dans la forme musicale de la fugue, les cathédrales gothiques dressées vers le ciel, la peinture à l'huile, le portrait, la perspective, le clair-obscur, le drame shakespearien, le calcul infinitésimal, les grandes découvertes, les armes à longue portée, le télégraphe et le téléphone, l'État moderne, l'impérialisme politique et économique.

Kultur et zivilisation

Selon la conception spenglérienne il n'existe pas de développement linéaire de la civilisation au singulier, l'Histoire mondiale se fractionnant en cycles distincts mais parallèles, dans lesquels il distingue une période de « culture » (Kultur) et une période de « civilisation » (Zivilisation) « Le premier terme désignant, pour lui, les formes ou phases d'une civilisation de caractère qualitatif, organique, différencié et vivant, le second les formes d'une civilisation de caractère rationaliste, urbain, mécaniciste, informe, sans âme », expliquera Evola. Pour Spengler, « la civilisation est le destin inéluctable de toute culture », sa forme ultime, décadente et pétrifiée. « Une culture meurt, écrit-il, quand l'âme a réalisé la somme entière de ses possibilités sous la forme de peuples, de langues, de doctrines religieuses, d'arts, d'États, de sciences, et qu'elle retourne à l'état psychique primaire... Quand le but est atteint et l'idée achevée, que la quantité totale des possibilités intérieures s'est réalisée au dehors, la culture se fige brusquement, elle meurt, son sang coule, ses forces se brisent : elle devient civilisation. » Parmi les symptômes du déclin auxquels il consacre les développements les plus féconds, figurent le recul de la foi et les progrès de l'athéisme, car, pour lui, « la religion étant l'essence de chaque culture, l'irréligion est celle de toute civilisation ». Pullulent alors les formes pseudoreligieuses, parodiques et sectaires, le mysticisme et l'occultisme, autant de manifestations de la « contre-initiation » dénoncée par Guenon, que Spengler qualifie de « seconde religiosité ».

Sur le plan social, le passage de la culture à la civilisation se caractérise par l'effacement des ordres traditionnels au profit de masses déracinées, condamnées au « nomadisme des villes mondiales » et à la prolétarisation. Le symbole par excellence de la civilisation, c'est la « ville mondiale », géante, abstraite, artificielle, « entassement anorganique, donc illimité » aussi bien sur le plan horizontal que vertical. L'urbanisation accélérée entraîne la désertification des campagnes et la croissance anarchique de monstrueuses mégalopoles : « La ville géante, insatiable, suce la campagne, lui réclame sans cesse de nouveaux flots d'hommes qu'elle dévore, jusqu'à mourir elle-même exsangue dans un désert inhabité. » L'homme-masse déraciné des villes cosmopolites est voué à la stérilité, qui se manifeste sur le plan physiologique par une baisse de la fécondité. Les pays civilisés risquent alors d'être submergés par les « peuples de fellah » du Tiers-Monde.

L'économie n'occupe que les trente dernières pages du livre, ce que les historiens de l'école des Annales comme Lucien Febvre et Fernand Braudel lui ont fortement reproché. Pour Spengler, les grandes cultures donnent la primauté au « vouloir politique et religieux », et ce n'est qu'au moment de l'émergence des civilisations urbaines et mercantiles que l'économie devient hégémonique, avec le développement exponentiel de la haute finance, le triomphe de l'économie spéculative sur l'économie productive, la mondialisation de l'économie. Sur le plan politique, l'argent-roi corrompt les institutions et la presse ; le parlementarisme sombre dans la ploutocratie. Toutefois, Spengler prévoit l'avènement d'un nouveau césarisme qui brisera « la dictature de l'argent et de son arme politique, la démocratie ». Il est persuadé que « l'épée vaincra l'argent », car « une puissance ne peut être détruite que par une autre, non par un principe, et il n'y en a point d'autre contre l'argent ». Une conviction que nous partageons avec lui.

Edouard Rix Réfléchir&Agir N°58 Hiver 2018

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