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Michel Drac « Les multinationales ont pris le pouvoir. »

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En dix ans, Michel Drac est devenu une figure incontournable de la réflexion non-conformiste en France. Auteur de plusieurs essais (dont le dernier est Voir Macron), il réalise avec rigueur, modestie et honnêteté sur YouTube de substantielles notes de lecture, et offre un éclairage bienvenu sur les événements du monde.

propos recueillis par Georges Feltin-Tracol

Michel Drac Les multinationales ont pris le pouvoir 1.jpegMichel Drac, vous êtes désormais une vedette sur Internet. À quand la montée des marches à Cannes ? Plus sérieusement, que pensez-vous de cette notoriété ?

Simple illusion d'optique. 29000 personnes sont abonnées à ma chaîne, 8 millions suivent Cyril Hanouna. Médiatiquement, je n'existe pas.

Pas d'accord ! Vous vous fiez uniquement au nombre d'abonnés sans prendre en compte ceux qui vous regardent sans s'abonner. N'est-ce pas là le côté agaçant d'Internet et, plus largement, de l'emprise technicienne ?

Le nombre de vues et la courbe dans les deux jours qui suivent la mise enMichel Drac Les multinationales ont pris le pouvoir 2.jpeg ligne confirment que l'audience est très fidélisée, mais restreinte à 30000 personnes environ.

Les internautes qui vous suivent ne se doutent pas du travail considérable que vous effectuez : lire les livres, les annoter, enregistrer, faire le montage, produire des tableaux... Où trouvez-vous le temps ? Seriez-vous un euro-député LREM ?

Je m'organise. On peut travailler à une vitesse étonnante aujourd'hui, grâce aux outils bureautiques.

Parvenez-vous à trouver une complémentarité entre l'édition, les conférences que vous prononcez et votre activisme sur Internet ?

Je ne suis que cofondateur de la maison d'édition. Je ne l'ai jamais gérée : ça, c'est le travail du gérant, François Sainz. Je n'exerce aucune fonction dans la société. Je donne des conférences pour aider des groupes à organiser des événements : je suis l'excuse pour la bière. Je crée l'illusion d'un travail sérieux, comme ça les autres peuvent picoler en toute bonne conscience. C'est un métier. Quant à mon « activisme », il se borne à enregistrer des vidéos assis devant un paravent Vous parlez d'un engagement... Ne vous inquiétez pas pour moi : je sais doser mon effort !

Dans Voir Macron, vous envisagez l'apparition vers 2020 d'un mouvement surgi des réseaux sociaux s'inspirant du M5S (Mouvement 5 Étoiles) et bouleversant le jeu politique français. Les Gilets Jaunes ne vous ont-ils pas devancé ?

En effet, je m'attendais à un surgissement de ce type, mais d'une part pas aussi tôt, et d'autre part pas sous une forme aussi radicale. Malgré les limites évidentes de la dynamique actuelle, je suis très heureux de voir que les gens ont su me surprendre, et aller plus vite, plus loin que ce que j'imaginais. C'est une raison d'espérer dans un contexte où nous n'en avons pas beaucoup.

Les Gilets Jaunes sont sympathiques. Mais décembre 2018 ne fut-il pas l'occasion manquée de putsch ?

Encore eût-il fallu savoir quoi faire du pouvoir.

Comment pourriez-vous caractériser ce mouvement vraiment atypique ? Comme une jacquerie post-moderne ? Un réveil néo-poujadiste sans Poujade ?

La conjonction de plusieurs mouvements regroupés derrière une étiquette fédératrice. En novembre, c'est un réveil néo-poujadiste. En décembre, c'est un 6 février 34 postmoderne combiné avec un Mai 68 hivernal. Depuis janvier, c'est un mélange improbable d'utopisme post-Nuit Debout en évolution constante et de Black Blocks plus ou moins manipulés. C'est la première révolte liquide, je crois.

Au temps de Cyril Hanouna, le RIC (référendum d'initiative citoyenne) ne vous semble guère pertinent. Par ailleurs, outre une nette récupération gauchiste, les Gilets Jaunes ne sombrent-ils pas dans l'impolitique ?

Je crains qu'ils ne soient victimes d'une illusion d'optique. Comme ils représentent le peuple au sens où ils défendent ses intérêts, ils ont l'impression de le représenter au sens où ils lui ressembleraient Mais ce n'est pas le cas. Un d'entre eux m'a dit récemment : « Vous avez tort de croire que le RIC ne fonctionnerait pas, nous faisons des assemblées Gilets Jaunes où ça marche très bien. » C'est typique : ces gens, souvent très conscients politiquement, croient que la population leur ressemble. Eh bien non : en novembre, quand ils étaient un million, déjà ils étaient décalés par rapport à la masse. Alors maintenant, quand on parle des quelques dizaines de milliers d'irréductibles qui font vivre le mouvement...

La vérité, c'est que le peuple français a besoin d'une longue démopédie, une éducation du peuple, avant de prendre réellement son destin en main, collectivement Le régime représentatif reste à ce stade incontournable. On peut en revanche introduire une dose de démocratie directe, surtout au niveau local, pour que le peuple apprenne, petit à petit, à gérer directement ses affaires.

Vous insistez régulièrement sur le carcan économique imposé par l'euro. Prônez-vous la sortie de l'euro, son éclatement en Zones euro Nord et Sud ou bien en une réorientation de la monnaie européenne ?

J'aurais tendance à dire : que les génies qui nous ont mis dans cette situation épouvantable nous en sortent eux-mêmes! Après tout, n'étant candidat à rien, je ne suis pas obligé d'avoir un programme. Mais bon, pour faire court : je pense que de toute façon, ça va faire mal. Tant qu'on reste dans l'euro tel qu'il fonctionne aujourd'hui, nous subissons probablement un déficit de croissance de l'ordre de 0,5 % par an. Cela vient tout simplement du fait qu'un pays doit avoir une monnaie adaptée à la force de son économie. En outre, l'euro nous interdit en pratique l'usage de leviers non monétaires mais cruciaux - en particulier la fiscalité, parce que la libre circulation des capitaux dans la zone favorise le dumping fiscal, et le protectionnisme, puisqu'en restant dans l'euro, nous restons dans une Union européenne dirigée par une Allemagne libre-échangiste.

Cela dit, quand on va sortir, cela risque de faire mal aussi. Depuis 20 ans, nous nous endettons dans une monnaie allemande. Nos créanciers s'attendent à ce que nous remboursions dans une monnaie allemande. Et cela vaut aussi pour la dette contractée sur les marchés internationaux par des acteurs privés. Il est probable qu'il faudra organiser un défaut partiel. Sur la dette publique, mais aussi, sous une forme restant à définir, pour certains débiteurs privés. C'est cette question de la dette qui verrouille à ce stade la Zone euro.

Quelle issue entrevoyez-vous ?

On se fait mal en restant, on se fera mal en sortant Je pense qu'à un certain moment, il faudra qu'un politicien tienne un discours de vérité : de la sueur, de la sueur, et encore de la sueur - et si on refuse, après, plus tard, du sang et des larmes en plus. Pour l'instant, la population n'est pas prête à entendre ce discours. L'élection de Macron s'explique par le refus d'une partie des Français, plutôt les classes supérieures et moyennes supérieures, de regarder la réalité en face. Mais quand seulement 30 % des Français sont prêts à sortir de l'euro tandis que 80 % approuvent les revendications des Gilets Jaunes, incompatibles avec l'euro, on voit bien que le déni de réalité n'est pas que le fait des riches. C'est toute la France qui se ment à elle-même.

Quand on en sera au point où le discours du sang et des larmes pourra être tenu, il faudra dire aux Français: voilà, on a empilé les âneries pendant plusieurs décennies. Maintenant, on rembourse. Au peuple de choisir en vue de quoi il veut se faire mal : pour fondre la France dans une Europe allemande, ou pour rendre la France à elle-même. Personnellement je suis favorable à ce que la France redevienne elle-même. Je connais relativement bien l'Allemagne, j'en parle à peu près la langue, j'en admire la culture. Après tout, ce pays m'a donné ma religion. Mais un Français n'est pas un Allemand, ces deux grands peuples ont chacun leur génie propre. Et nous n'avons aucun besoin de nous germaniser pour construire une coopération entre Européens.

Dans ces conditions, le retour aux monnaies nationales me paraît la meilleure solution. On peut d'ailleurs conserver l'euro comme étalon monétaire commun, autour duquel ces monnaies nationales évolueraient dans un système de cours fixes révisables. Les talibans de l'ordo-libéralisme punitif nous expliquent que le Système monétaire européen a échoué puisqu'il a fallu que certains pays en sortent momentanément. C'est idiot : c'est justement parce qu'il permettait des sorties provisoires qu'il constituait sinon une bonne idée, en tout cas une idée bien moins dangereuse que l'euro.

Réfléchir&Agir est la revue des derniers Européens conscients. Le « Frexit » ne serait-il pas un remède bien pire que la folle politique néo-libérale ?

Ça dépend de ce que « Frexit » veut dire. Si on entend par là une France se coupant complètement du reste de l'Europe, c'est irréaliste. Mais si on entend par là, par exemple, une France suivant ou entraînant l'Italie dans une sécession pacifique, pour faire exploser la délirante Europe de Bruxelles, c'est une perspective historique intéressante. Je crois que les souverainistes et les vrais Européens peuvent aujourd'hui être au moins d'accord sur un point : à l'intérieur de l'Europe de Bruxelles, telle qu'elle fonctionne aujourd'hui, il n'y a rien à faire.

Ne manque-t-il pas au fond à l'ensemble européen une direction politique, une véritable volonté d'exister et une ferme détermination de s'affranchir de tous les lobbies ?

Tous ceux qui ont vu de l'intérieur le Parlement européen, et avec qui j'ai pu échanger, m'ont décrit une institution kafkaïenne. La seule chose qui fonctionne concrètement, c'est une énorme industrie du lobbying. En pratique, l'Europe de Bruxelles, c'est un véhicule fonctionnaliste dont la dynamique systémique n'obéit qu'en situation exceptionnelle aux directions politiques des États - et encore : surtout de l'Allemagne, à la rigueur de la France. Les peuples d'Europe vivent sous des régimes démocratiques vidés de leur substance: les multinationales ont pris le pouvoir. L'emballage du projet européiste n'a donc aucun rapport avec son contenu concret. Il n'y a pas de volonté réelle de faire exister une Europe authentique-ment politique, au niveau des dirigeants. À cet égard, l'échange récent entre Macron et Kramp-Karrenbauer [NDLR : nouvelle présidente de la CDU qui remplace Merkel], par lettres ouvertes interposées, était très instructif. En gros, le Français voulait un repas gratuit - requête dissimulée derrière une avalanche de grands mots, bien sûr. Derrière d'autres grands mots, l'Allemande lui a répondu que la maison ne ferait pas crédit - avant de promouvoir, derrière son verbiage, un projet tout aussi égoïste : il faut que la machine exportatrice allemande bouffe à tous les râteliers ! Et ces gens-là se permettent de traiter les populistes de mauvais Européens...

Vous expliquez bien les tensions aux USA inhérentes à la présidence Trump. Finira-t-il son mandat ? Sera-t-il réélu ?

Comment le saurais-je ? Vous savez, je crois que l'avenir est imprévisible. Et quand il s'agit de Trump, il l'est encore plus que d'habitude ! Et puis les USA, c'est un très grand pays, très divers, dont nous pouvons avoir une image très biaisée. Je ne me risquerai à aucun pronostic. Quand on arrive dans un monde où le Président des États-Unis annonce sur Tweeter qu'il va expédier des missiles pour vérifier si les Russes peuvent les intercepter, pendant que le Président de la Fédération de Russie vante les armes hypersoniques intercontinentales, on se cale dans son fauteuil et on boucle sa ceinture. Il n'y a rien d'autre à faire. Aussi bizarre que ça puisse paraître, je n'éprouve aucune inquiétude.

Pourquoi ? Verseriez-vous vous aussi dans l'attente apocalyptique ?

En quelque sorte. Disons que je ne vois aucune raison de m'inquiéter de ce sur quoi nous n'avons aucune prise.

En 2008, vous participiez à la rédaction collective d'Eurocalypse. Vous développiez ensuite un point de vue original, l'approche fractionnaire avec la BAD (base autonome durable). Dix ans plus tard, est-elle toujours d'actualité ?

Dans Eurocalypse, il n'était guère question de BAD. La BAD est un concept adapté à un scénario d'effondrement lent, en phase transitoire. Elle est utile dans une France qui ressemblerait à la Grèce de 2012 - à l'époque où beaucoup de citadins ont fui Athènes pour la campagne. Dans un scénario du type Eurocalypse, soit en gros la guerre de Syrie partout à travers l'Europe, ce qui compte, c'est d'avoir incubé une capacité à œuvrer collectivement, autour d'un projet de société alternatif - comme le Hezbollah l'a fait au Liban, par exemple. Il s'agit de deux problématiques distinctes, même si évidemment elles peuvent s'articuler. Je suis aujourd'hui relativement convaincu de la pertinence du concept de BAD dans une perspective individuelle - j'en ai une petite, faiblement autonome mais très paisible, et j'en suis bien content, je l'avoue. Mais après retour d'expérience, je suis dubitatif sur la BAD comme point de départ pour une démarche collective. Nous avons un problème à résoudre : il va falloir déconditionner les Européens hyper-individualistes. Ce n'est pas gagné.

Que peut-on faire pour déconditionner nos compatriotes ?

Hélas, je n'ai pas encore trouvé la solution. Tout un système, à la fois matériel et de conditionnement, atomise le corps social. C'est très difficile de changer cet état de fait Comment permettre aux gens de poser un pied hors Système sans les obliger à renoncer à garder l'autre dans le système ? Comment, surtout, leur permettre de faire cela ensemble ? Leur pied dans le Système va bouger à son rythme, et les éloigner du collectif dissident. Il faut construire des parcours de vie permettant d'incuber une contre-société sans détruire les vies individuelles qui, souvent, ont besoin de la société « du Système », telle qu'elle est.

Vos détracteurs les plus sérieux vous qualifient de « complotiste ». Arrivez-vous à dormir avec cette lourde accusation ?

Il paraît que Gœring disait : « C'est moi qui décide qui est juif. » Eh bien, le pouvoir contemporain dit : « C'est moi qui décide qui est complotiste. »

Pour être honnête, je m'en fiche. Je suis juste content que Rudy Reichstadt m'ait décerné mon certificat de dissident Je profite de votre question pour le remercier chaleureusement.

Votre démarche est pluridisciplinaire. Par l'économie, la géopolitique, la culture, la sociologie et la politique, vous butez toujours sur l’ « État profond ». À quand une étude complète sur ce passionnant sujet ?

Ce travail ne peut pas être conduit par un amateur, même averti. Or, je ne suis qu'un petit blogueur amateur. Et Dieu soit loué, je ne me prends pas assez au sérieux pour vouloir que ça change !

Réfléchir&Agir N° 62 Été 2019

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