L’histoire du royalisme, souvent ignorée par les monarchistes eux-mêmes alors qu’ils devraient être hommes de mémoire, est pleine de malentendus, de bruits et de fureurs, mais elle est aussi passionnante et beaucoup plus riche qu’on pourrait le croire au regard des manuels d’histoire ou des articles de presse, souvent ricaneurs ou polémiques, qui lui consacrent quelques pages. Depuis quelques années, de nombreux colloques ont étudié l’Action française, accompagnés de publications universitaires ou érudites fort intéressantes, mais il reste encore de nombreux chantiers historiques à explorer sur cette école de pensée qui fut aussi (et surtout ?) une presse et un mouvement inscrits dans leur temps, avec toutes les pesanteurs de celui-ci et les risques d’incompréhension. Ces études, d’ailleurs, liées sans doute à l’esprit et aux inquiétudes de notre époque, pourraient être utilement complétées par celles sur les stratégies des princes de la Famille de France et sur les « royalismes provinciaux », parfois moins doctrinaires sans en être moins intéressants. A quand de grandes thèses sur les parlementaires royalistes d’avant 1940 ou sur la presse royaliste « hors-AF », comme La Gazette de France, dans laquelle écrivirent Maurras et Daudet, ou Le Soleil, fort peu maurrassienne ? La revue Lys Rouge, publiée il y a quelques années par la Nouvelle Action Royaliste, a ouvert quelques pistes de recherche qui mériteraient de ne pas être refermées avant d’avoir été complètement explorées…
J’ai été amené il y a peu à m’intéresser à nouveau au sujet de l’Action française et la question sociale, fort bien traité par Bertrand Renouvin pour l’AF d’avant 1944 et abordé par Zeev Sternhell mais aussi par François Huguenin en quelques pages lumineuses, qu’il faudrait toutes citer. C’est un sujet passionnant, et qui aborde un pan de l’histoire politique et sociale de notre pays trop souvent négligé ou phagocyté par une certaine Gauche persuadée d’être la seule légitime à parler des ouvriers ou des salariés, à tel point que nombre de penseurs ou d’électeurs de Droite considèrent toute évocation du « social » comme une revendication gauchiste ou communiste…
Contrairement à une idée reçue, l’Action Française n’a pas méconnu la question sociale, mais elle l’inscrit dans sa critique globale du libéralisme, et Maurras se réfère à Frédéric Le Play et, plus encore peut-être, au marquis de La Tour du Pin, véritable théoricien du corporatisme et de la décentralisation, en déclarant « Ce n’est pas La Tour du Pin qui est d’Action française mais l’Action française qui est de La Tour du Pin ». Au cours de l’histoire du mouvement royaliste, d’autres apports, au-delà des trois précédents cités, viendront enrichir la doctrine sociale de l’AF et, non pas seulement l’actualiser, mais bien plutôt la préciser et la contextualiser, comme le fera un temps Georges Valois, mais aussi Nel Ariès ou Firmin Bacconnier après lui, et Pierre Debray plus près de nous. Mais, pour l’AF, la question sociale n’est pas dissociable de la question politique, encore plus que du domaine économique.
La question sociale ne naît pas exactement au XIXe siècle mais bien plutôt dès les années de la Révolution française, voire même dès le milieu du XVIIIe siècle quand Louis XV accepte (avant de se raviser quelques années plus tard) la libéralisation du commerce des grains (lois de mai 1763 et de juillet 1764), véritable coup d’envoi du libéralisme économique en France dont Turgot sera le représentant le plus emblématique à la suite de Montesquieu. Les lois d’Allarde et Le Chapelier, votées par l’Assemblée constituante en mars et juin 1791, défont le modèle social corporatif français (par la suppression des corporations, l’interdiction de s’associer et de faire grève, etc.), laissant l’ouvrier démuni face au pouvoir patronal et financier. A partir de ce moment-là, les travailleurs se retrouvent, au nom de la « liberté du travail » (qui n’est que celle de celui qui a les moyens d’en donner et de le financer, et non celle du travailleur même), soumis à la loi d’airain du capitalisme et de sa loi de l’offre et de la demande dans laquelle il n’apparaît plus que comme une variable d’ajustement. Comme l’explique l’historien maurrassien Pierre Gaxotte, la réaction est légitime face à ce libéralisme inique, et « tout le syndicalisme contemporain est une insurrection contre la loi Le Chapelier » : effectivement, le XIXe siècle et la première moitié du XXe siècle constitueront une sorte de « rattrapage » social pour les salariés pour retrouver, d’une part une dignité déniée par l’exploitation des ouvriers par les puissances d’argent, et d’autre part des conditions de travail plus favorables à la bonne santé des salariés d’usine ou de mine. L’Action française condamne ce libéralisme esclavagiste et Maurras y consacrera quelques fortes pages lors des fusillades de Draveil et de Villeneuve-Saint-Georges ou lors de certaines grèves des années 1900, du temps de Clemenceau, prenant le parti des ouvriers et dénonçant la République antisociale : « La Révolution a supprimé les organisations ouvrières et confisqué leur patrimoine, c’est depuis lors que l’ouvrier souffre et se révolte. » Les ouvriers privés de reconnaissance, empêchés d’être propriétaires de leur métier et dépendants du bon-vouloir des patrons forment le prolétariat, pire encore que le précariat contemporain : « Situation sans analogie dans l’histoire. Le serf avait sa glèbe et l’esclave son maître. Le prolétaire ne possède pas sa personne, n’étant pas assuré du moyen de l’alimenter. Il est sans titre, sans état. Il est sauvage, il est nomade. » C’est cette « expropriation sociale », cette désaffiliation née des lois libérales de 1791, qui empêche les prolétaires de sortir de leur condition misérable et qui les pousse parfois à se révolter contre la société toute entière quand il leur faudrait concentrer leurs efforts et leurs attaques contre le système qui a favorisé cette situation indigne.
Dans un article paru dans La Revue universelle en 1937, l’essayiste Thierry Maulnier synthétisera en quelques paragraphes la pensée d’AF sur la question sociale, s’appuyant sur les textes écrits et revendiqués hautement par le théoricien de l’Action française : « Ceux qui connaissent tant soit peu l’histoire de la pensée maurrassienne savent qu’elle fut orientée dès ses débuts contre ce qu’elle considérait comme le principal adversaire (…) : le libéralisme. Or, le libéralisme a deux faces, l’une politique, l’autre économique. Ces deux faces, l’analyse maurrassienne ne pouvait les séparer. (…) Si le libre jeu des volontés individuelles ne produit pas naturellement, en politique, le bien de la cité, il n’y a aucune raison pour que le libre jeu des volontés individuelles produise davantage, en économie, le bien de la cité.
« Non seulement la critique maurrassienne de l’individualisme devait conduire son auteur à dénoncer les ravages de l’économie sociale individualiste ; mais encore elle devait le rapprocher dans une certaine mesure des critiques socialistes, par une haine commune de l’individualisme régnant. S’il est deux idées qui dominent la philosophie maurrassienne, c’est bien, d’une part, l’idée du bien public, conçu comme différent de la somme des intérêts particuliers, supérieur à ces intérêts qui doivent plier devant lui ; c’est bien, d’autre part, l’idée qu’une société où les individus sont livrés à eux-mêmes est une société barbare, qui tend naturellement à l’anarchie et à la tyrannie des plus forts. » En rappelant ces vérités simples, Maurras, dans la ligne des catholiques sociaux et des contre-révolutionnaires du XIXe siècle, réfute la doctrine de l’éclatement individualiste qui sera synthétisée par Mme Thatcher sous la formule terrible « La société n’existe pas »… La démocratie française, fondée sur les individus plutôt que sur les personnes intégrées et enracinées, forme en fait ce que Marcel de Corte baptisera du nom de « dissociété ».
(à suivre)