Par Natacha Polony*
Vous ne le saviez pas, mais un danger nous guette. Bien plus sournois que le virus. Bien plus terrible que la crise économique et sociale qui se dessine. Nous avons assisté, effarés, à la paralysie d’un système fondé sur le court terme, le flux tendu et la dépendance à des approvisionnements en provenance de l’autre bout du monde, nous avons vu un Etat impuissant parce que imprévoyant, réduit à mentir parce qu’il avait renoncé depuis des décennies à ses prérogatives et à sa capacité d’action, nous avons constaté les conséquences de ce dogme aberrant de l’abandon des filières industrielles et agricoles que devaient remplacer le tourisme et le loisir. Les mêmes aberrations qui provoquent la destruction des sols et de la biodiversité et les émissions de gaz à e et de serre par des millions d’avions et de porte-conteneurs géants créent des fragilités que le virus a révélées... Mais tout cela n’est rien devant le risque majeur, celui de voir des citoyens tentés par la « fermeture », le « populisme » ou le « nationalisme ».
L’avertissement est lancé au fil des éditoriaux et des commentaires de plateau télé par tout ce que la France compte de vigies de l’idéologiquement correct. Pensez donc, avec ces histoires de relocalisation, ces critiques de la mondialisation néolibérale, certains pourraient basculer du côté obscur... Heureusement qu’il reste des repoussoirs, Trump, Johnson, Orbán ou Bolsonaro, à jeter à la figure des téméraires qui s’imagineraient que le monde d’après doit s’éloigner un peu trop du monde d’avant. Il suffit de les a affubler du qualicatif « souverainiste », et le tour est joué ! « Tout ce que j’ai toujours prôné s’écroule, j’ai passé mon temps à diaboliser ceux qui alertaient ou qui proposaient des alternatives en les renvoyant systématiquement à l’extrême droite, mais, attention, il ne faudrait pas admettre que je me suis planté et qu’ils avaient raison. Le souverainisme, c’est Trump, c’est Bolsonaro, et c’est très mal. D’ailleurs, face au virus, ils sont irresponsables. » Ceux-là n’ont rien à voir avec une quelconque défense de la souveraineté du peuple ? Ils affichent un nationalisme mâtiné d’ultralibéralisme ? On n’est pas à ça près. S’il fallait en plus pratiquer l’honnêteté intellectuelle...
On a donc vu, depuis le début de cette crise, fleurir les critiques outrées contre l’« escroquerie souverainiste » (ça, c’est sous la plume de Laurent Joffrin, mètre étalon de la pensée conforme et téléphoneur du soir de François Hollande, ce président dont le bilan rayonne aujourd’hui), les rappels de cette merveille que fut l’action des instances fédérales de l’Union européenne (puisqu’il vaut mieux éviter de rappeler que les traités régissant cette Union ont favorisé la désindustrialisation massive et empêché toute forme d’indépendance économique et stratégique) et, même, un couplet de Daniel Cohn-Bendit contre le « nationalisme déplorable » des Etats européens. C’est sans doute ce nationalisme atavique qui provoque la colère et le dégoût exprimés par les Italiens depuis qu’ils ont été abandonnés à leur sort... Dans un autre style, Etienne Gernelle, patron du Point, expliquait sur France Inter jeudi 7 mai que Nicolas Hulot, qui s’oppose aux traités de libre-échange, est en fait d’extrême droite. Mieux, puisque la mondialisation et le libre-échange ont sorti de la pauvreté des millions d’êtres humains, être opposé aux traités de libre-échange signés en toute opacité par l’Union européenne avec le Vietnam ou le Mexique, c’est être un vrai salaud. Il n’effleure pas une seconde l’esprit de notre fringant analyste que le problème n’est pas la mondialisation mais la dérégulation, laquelle a permis que cette extension des échanges se fasse sur le dos non pas des plus riches, qui se sont encore enrichis, non pas des multinationales, qui ont atteint des capitalisations stratosphériques et caché des montagnes d’argent dans les paradis fiscaux, mais des membres des classes moyennes et populaires des pays occidentaux, qui, en plus, se font traiter d’égoïstes et de salauds.
Tous ces aimables commentateurs ont vu leur monde s’effondrer. La social-démocratie comme le néolibéralisme décomplexé ont applaudi à la dérégulation, aux obsessions gestionnaires qui réduisaient le champ des services publics pour éviter de s’attaquer à l’optimisation fiscale, à la désindustrialisation au nom de la modernité, au dumping social et fiscal au nom de la « libre circulation » des capitaux. Alors, pour éviter de constater le naufrage, il faut laisser croire qu’il n’y a pas d’autre choix. Trump, Bolsonaro, Marine Le Pen, il faut à tout prix souligner combien ils ont été lamentables, combien ils ont dit d’âneries durant cette crise... Et c’est vrai. Sauf que, à aucun moment depuis le déclenchement de la pandémie – et c’est d’ailleurs le plus rassurant –, on n’a perçu un élan des foules vers des discours nationalistes ou autoritaires. Ce qui s’est manifesté n’a rien à voir. C’est un appétit de maîtrise, osons le mot, de souveraineté. Une envie de rebattre les cartes pour préserver la planète et retrouver la promesse de justice qui donne son sens à notre pacte social. Une exigence de démocratie. Visiblement, ça en fait trembler certains.
(*) Natacha Polony est directrice de la rédaction de Marianne. Source : Marianne du 14/5/2020.