Dans ses vœux 2018, Macron souhaitait une « année de la cohésion ». Quelle perspicacité
Là où les syndicats ont échoué, le peuple prouve que l'État peut plier, que le Système n'est pas indestructible. Macron s'est vu rappeler à l'ordre par des citoyens révoltés à la reconquête d'un espace public confisqué par les élites, comme pour réinterroger le sens même de la démocratie. Le mouvement montre que la combinaison des réseaux sociaux et de la rue peut devenir explosive, faire vaciller le pouvoir et basculer l'opinion.
Au cœur de la révolte
En octobre, une pétition en ligne contre la hausse du carburant et des vidéos vont déclencher la crise. La colère exprimée, une société de consommation à l'arrêt, des banques et des multinationales et les grosses fortunes visées, les médias dénoncés, une adhésion populaire inégalée. Notre place est avec les gilets jaunes, sans hésitation, pour le meilleur et pour le pire. Nous participons donc à ce mouvement authentiquement populaire, pour que l'optimisme de l'action l'emporte sur le pessimisme de l'intelligence. On croyait les Gaulois avachis, passifs. Ils se sont levés pour crier leur dégoût de ce Système. Le 17 novembre, tour de chauffe. On rejoint une opération de filtrage. On apprend à se connaître. Les échanges avec les gendarmes sont courtois. Partout des gilets jaunes s'installent dans le paysage. Peu fiables, on laissera de côté tous les chiffres. Le 24 novembre, on rallie Paris. On passe à la manif féministe. On y retrouve partis et syndicats de gauche. Ils ont choisi leur camp, pas celui des gilets jaunes. On essaie de s'approcher de l'Elysée, un camp retranché. Le tyran terré dans son palais. Partout sur les Champs Élysées et autour, les heurts ont commencé. On fait face aux CRS. Peu nombreux, mal organisés, vite débordés. On discute. Le reste de Paris vit dans le calme, avec ses touristes déjà étonnés.
Quand l’ÉTat perd le contrôle
À la télé, le délire a commencé, avec la main invisible de l'ultra-droite. Un « expert » des mouvements sociaux lance avec aplomb qu'il n'a pas vu la gauche radicale, mais a déjà repéré (avec un samedi d'avance) toutes les composantes de l'ultra-droite, négationnistes, monarchistes, NR et authentifié leurs symboles, drapeaux français et Marseillaise ! Vrai, tous ces samedis, on entendra la Marseillaise et « Macron démission », on verra flotter le drapeau français. Dès ce samedi, les opposants radicaux sont là, et surtout anticapitalistes. Ici, on crie « Police milice du capital », là « CRS avec nous ». La quasi-totalité des manifestants est pacifiste et découvre les provocations des policiers, des tirs ou des charges injustifiés. Ce seraient les ordres. La violence s'amplifiera chaque samedi. À chaque fois, de nouveaux manifestants venus de province pour être là et faire l'histoire. Les drapeaux régionaux fleurissent...
Le 1er décembre, changement de braquet des deux côtés. Le dispositif de Castaner est peu dissuasif, encore dans l'ancien monde. Fixées, les forces de l'ordre sont vite dépassées. Sous le regard de la planète, tout se cristallise vers l'Arc de triomphe. Chacun prend sa part dans les débordements, mais avec des objectifs opposés. Là où les droitistes essaient de conscientiser les manifestants et convertir les forces de l'ordre, les anarchistes cassent du flic et la banlieue se remplit les poches. Le cocktail sera explosif et chacun tiendra le haut du pavé une partie de la journée, sans presque se croiser et se confronter.
Si des tags nationalistes sont repérés, les murs de Paris sont recouverts de symboles anars. De cette journée mémorable, où l'État a perdu le contrôle quelques heures parce que les foyers se sont multipliés, on retiendra que les alliances sont indispensables. Pour la première fois aussi, des quartiers aisés pris d'assaut. Paris est à feu et à sang, les régions aussi, les grandes villes sont touchées mais aussi de petites. On ne peut plus y voir les extrémistes partout. Cette violence est sociale.
Continuons la lutte
Le 8 décembre, l'État déploie son savoir-faire en matière de dissuasion et de répression (avec 2000 interpellations!). Là où rien n'est possible pour les banlieues ou les islamistes, tout le devient ici. Paris désert, transports fermés. Moins spectaculaire, la journée fera davantage de dégâts. Sur les Grands boulevards, des Champs-Elysées à Saint-Lazare, des colonnes rouges défoncent tout, et les pilleurs de banlieue remettent ça. Dans les manifs, on a croisé des têtes connues, des leaders radicaux, des ennemis du Système très médiatisés. En quête perpétuelle de notoriété, il était bon de s'afficher aux côtés des gilets jaunes. Sur décembre, à force d'arrestations préventives, de contrôles, de menaces, d'usage disproportionné de la force, les troupes jaunes s'amenuisent. L'État continue à délégitimer, discréditer, minorer, diaboliser, diviser. La lassitude s'installe, les modérés décrochent. Sur les grandes villes, on a vu des activistes. Mais la quintessence du mouvement se situe sur tous les territoires dans une révolte spontanée, apolitique, autonome, sans chef ni structure et potentiellement violente. Il lui faut garder ses caractéristiques, au risque d'être absorbé par le Système. Le mouvement porte deux revendications. Le pouvoir d'achat et un quotidien précaire, avec un État vampire d'un côté, la démocratie directe et la rupture avec les élites de l'autre. Il est l'expression de plusieurs fractures.
- Sociale, des classes populaires de souche et moyennes fragilisées, face aux populations immigrées du bas, aux catégories aisées et aux élites pourries du haut. Ces Gaulois fiers, pas assez pauvres pour bénéficier des aides et profiter du Système, pas assez riches pour accumuler et s'engraisser sur le dos des autres. Entre assistés et prédateurs, c'est la France active, productive, qui paie impôts et taxes, et veut savoir où va son argent.
- Territoriale, des espaces abandonnés par l'État (campagnes, villes petites et moyennes) face aux métropoles concentrant l'activité, la richesse et le pouvoir.
- Culturelle, d'une France attachée à ses racines et son mode de vie insensible aux sirènes du progrès, de la technologie, de la mobilité face aux mondialistes.
Les gilets jaunes attaquent frontalement le Système. Il se défend mais les grosses ficelles des années 30 et du fascisme n'ont pas pris. Ce n'est qu'un début, ils n'ont rien vu. Continuons la lutte sans signes distinctifs, sans revendications extrêmes.
Eric Lerouge Réfléchir&Agir N°61 Hiver 2019