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Conseil d'État : quand l'État se fait juge et partie

Plus haute juridiction administrative, le Conseil D’État est censé arbitrer les conflits entre l’État et les citoyens. Mais son indépendance à l’égard du pouvoir est sujette à caution.

Sis au Palais-Royal, à Paris, le Conseil d'État est « la confrérie la plus prestigieuse et la plus secrète de la République » selon le journaliste Yan Stefanovitch, qui lui consacre un livre très documenté, paru au mois de mars(1). Il exerce une double fonction de conseiller du gouvernement et de juge administratif en cas de conflit entre l'État et les citoyens, et la jurisprudence de ses décisions, « encadre la vie quotidienne des Français dans toutes ses dimensions » : restrictions aux droits face au terrorisme, liberté de manifester et utilisation d'armes létales ou non par la police, port du voile, mouvements migratoires, retraits de permis de conduire, permis de construire, attribution d'aides sociales, droits et libertés des fonctionnaires, réclamations pour des impôts indus... Ou liberté du culte, comme on l'a vu le 18 mai, lorsque le Conseil d'État a ordonné au gouvernement de rouvrir les lieux de culte.

Pourtant, écrit le journaliste, l'institution est minée « par plusieurs maladies : l'explosion des contentieux entre l’État et les Français depuis quarante ans; l'éloignement des justiciables au moyen de mesures de toutes sortes; le manque d'effectifs; le laxisme de juges qui ne rendent que très peu de jugements chaque mois; d'autres qui ne veulent plus juger et font des allers-retours dans l'administration ou comme avocats; le manque de sérieux dans la présentation statistique de ses activités ». Un chiffre en dit long : 31 % des affaires qui arrivent devant le Conseil d'État sont mises à la poubelle sans motif.

À ce diagnostic sévère, s'ajoute un manque d'indépendance. À cet égard, la décision concernant la réouverture des églises est d'autant plus heureuse que, l'institution donne presque toujours raison au gouvernement en cas de conflit avec les justiciables, nous explique l'essayiste : « Lors de sa création par Napoléon, alors premier consul le Conseil d’État n'avait pas vocation à devenir un contre-pouvoir comme l'avaient été les Parlements sous la royauté. C'était une justice déléguée, le premier consul, et les gouvernements qui se succédèrent par la suite, pouvaient annuler les jugements. Aujourd'hui, les conseillers ne s'érigent toujours pas en contre-pouvoir. »

Comme celui sur les lieux de culte, l'avis très critique qu'ils ont rendu lors de la présentation de la réforme des retraites, en janvier 2020, fait figure d'exception. « Le gouvernement s'est montré très maladroit, poursuit Stefanovitch. Les conseillers d’État sont des gens très intelligents, imbus de leur rôle, souvent arrogants parce qu'ils sont conscients d'être les meilleurs connaisseurs de la loi, avec les avocats d'affaires. En ne leur laissant que quelques jours pour examiner un dossier de mille pages, le gouvernement leur a donné l'impression qu'il les prenait pour des carpettes et ils ont horreur de ça ! » Mais pendant la crise sanitaire, ils ont systématiquement donné tort aux collectivités locales en désaccord avec le gouvernement à propos des masques. « Si le gouvernement avait du en imposer le port à tout le monde, il se serait trouvé dans une situation impossible, ridiculisé. Or les conseillers d’État sont des hauts-fonctionnaires, il leur arrive de travailler au gouvernement... Quelles que soient leurs opinions politiques, plutôt que de heurter le gouvernement de front, ils préfèrent noyer le poisson : les non-dits sont pléthore ! »

Stefanovitch épingle en outre les allers-retours fréquents entre le Conseil d'État et les sphères publiques ou privées, à la faveur des mises en disponibilité. 20 % seulement des conseillers d'État s'en abstiennent, contre 60 % voilà quarante ans. « Ceux-là sont des légistes qui ne s'intéressent qu'à la loi et aux règlements. Pas question pour eux de quitter le Conseil d'Etat pour aller travailler dans le privé ou les administrations ». Mais les autres ?

« Entre avocats d'affaires, chefs d'entreprises et conseillers d’État, tout le monde se connaît. Ainsi, le Premier ministre Edouard Philippe, conseiller d’État, a été avocat dans deux des plus gros cabinets d'affaires anglo-saxons et lobbyiste pour Areva à Bruxelles », rappelle le journaliste.

Un tel mélange des genres peut se révéler ambigu. Quant au commun des Français, il ne joue évidemment pas dans la même cour.

1) Yvan Stefanovitch, Petits arrangements entre amis, éditions Albin Michel, 19,90 €.

Hervé Bizien Monde&Vie 29 mai 2020

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