Les frontières de l'Europe sont dictées par l'histoire comme par la géographie : elles s'arrêtent à l'ouest aux rives de l'Atlantique, au nord aux régions circumpolaires, au sud au Bosphore, à l'est aux portes de la zone d'influence russe. C'est à ce cadre territorial que les Européens doivent s'en tenir s'ils veulent jouer leur rôle au sein d'un monde multipolaire - ce qui n'exclut pas, bien entendu, la signature d'accords de partenariat privilégié avec leurs plus proches voisins. Mais l'absence de débat sur les frontières est lui-même lié à l'absence de débat sur les finalités. Que l'Europe choisisse de devenir une grande zone de libre-échange ou une puissance autonome implique en effet, pour les deux projets, des frontières différentes (le premier projet permet l'adhésion de la Turquie, par exemple, alors que le second l'exclut). Enfin, le problème capital de la langue de l'Europe n'a jamais été sérieusement soulevé, alors qu'il se pose d'une façon cruciale à un moment où l'Union européenne est en passe de compter près de 30 États membres. Comment l'Europe pourrait-elle fonctionner avec 25 ou 30 langues officielles, alors que les Nations-Unies n'en connaissent que cinq ou six ? L'Europe doit avoir une langue qui lui soit propre, mais qui coexiste en même temps avec les langues nationales ou régionales déjà existantes (le multilinguisme, c'est l'avenir). Si elle ne s'y résout pas, c'est évidemment l'anglais qui s'imposera par défaut. L'apprentissage d'une langue commune demanderait au moins une génération. C'est dire l'ampleur du retard déjà pris.
Le «traité constitutionnel» consacrait le marché libéral
L'Europe, enfin, n'a cessé de se construire sans les peuples. On pourrait même dire que la grande constante des «faiseurs d'Europe» a été leur méfiance irrépressible vis-à-vis de toute demande d'arbitrage émanant des électeurs, c'est-à-dire des peuples. L'Europe aspire à devenir une entité politique, mais elle n'a jamais été fondée politiquement(18). Même la supranationalité existante actuellement n'a pas résulté d'une délibération publique ou d'un processus démocratique, mais d'une décision judiciaire de la Cour européenne de justice qui, dans ses deux arrêts fondamentaux de 1963 et 1964, a élevé les traités fondateurs de l'Europe au rang de «charte constitutionnelle», avec pour effet direct la primauté du droit communautaire par rapport aux droits nationaux. Le Parlement européen, seule instance porteuse de la souveraineté populaire, est privé à la fois de son pouvoir normatif et de son pouvoir de contrôle. Avec l'arrivée des nouveaux États membres, il ne produit plus qu'une cacophonie politiquement inaudible. Le primat du droit est ainsi allé de pair avec le primat de l'économie.
Plus récemment, on a formulé un projet de Constitution sans que jamais soit posé le problème du pouvoir constituant, et lorsque l'on a consulté le peuple par voie de référendum, comme en France en 2005, cela a été, au vu des résultats, pour s'en repentir amèrement et se jurer qu'on ne le ferait plus. Une Constitution implique un pouvoir constituant, car aucun pouvoir public (potestas) ne peut se substituer à l'autorité (auctoritas) du peuple ou de ses représentants. Une assemblée constituante n'est légitime que si elle s'appuie sur la souveraineté populaire. Or, le projet de traité constitutionnel, issu de la Convention sur l'avenir de l'Europe créée en décembre 2001 au Conseil européen de Laeken et présidée par Valéry Giscard d'Estaing, non seulement ne le prévoyait pas, mais a pu être présenté comme « un déni radical du pouvoir constituant que sont le ou les peuples européens »(19).
Ce projet n'avait d'ailleurs rien d'une Constitution. Une Constitution est un document relativement simple, au volume assez limité; le projet de traité pesait plus de 800 pages (ce qui permettait d'éloigner les curieux). Une Constitution se contente de fixer des normes et des règles, d'énoncer des principes fondateurs et de définir un cadre durable dans lequel fonctionneront les institutions, mais elle n'arrête ou ne détermine aucune politique particulière; elle se situe au-dessus du débat politique, qu'elle se borne à rendre possible, car c'est au peuple qu'il revient de trancher en matière d'orientations et de choix politiques. Elle ne détermine pas non plus de manière immuable des alliances militaires, qui peuvent changer en fonction des conjonctures ou des événements. Le traité, tout au contraire, gravait dans le marbre ou coulait dans le bronze toutes sortes d'orientations en matière économique et en matière de défense, qu'il espérait ainsi rendre irréversibles en les soustrayant au jugement et aux choix des citoyens.
Le projet de traité constitutionnel faisait du marché à la fois la valeur suprême et l'objectif central de l'Union, celle-ci étant censée agir « conformément au respect du principe d'une économie de marché ouverte où la concurrence est libre » (art. III-177, 178, 179, 185, 246 et 279), principe qui devait même s'imposer « aux services publics d'intérêt économique général » (art. III-166). S'agissant des relations entre l'Union et le reste du monde, il était indiqué que « l'Union encourage l'intégration de tous les pays dans l'économie mondiale » (art. III-292) et qu'elle contribue à la « suppression progressive des restrictions aux échanges internationaux » (art. III-314). Il était en outre précisé que « les restrictions tant aux mouvements de capitaux qu'aux paiements entre les États membres et entre les États membres et les pays tiers sont interdites » (art. III-156), et aussi que les aides publiques « destinées à promouvoir la culture et la conservation du patrimoine » ne sont acceptables que lorsqu'elles « n'altèrent pas les conditions des échanges et de la concurrence » (art. III-167). Le droit au travail était remplacé par la « liberté de chercher un emploi et de travailler » (art. II-75), le droit cédant ainsi la place à une simple autorisation. Quant à l'indépendance de la Banque centrale européenne, elle était évidemment confirmée (art. I-30), interdisant ainsi toute politique monétaire. La politique budgétaire étant déjà interdite par le pacte de stabilité et la politique industrielle par l'interdiction de toute entrave à la concurrence, le projet visait bel et bien à institutionnaliser, en leur donnant une base juridique inamovible, les principes économiques du libéralisme, c'est-à-dire les principes du capitalisme des marchés libéralisés, le démantèlement des protections sociales et le libre jeu des appareils dominants du Capital(20).
En ce qui concerne les questions de défense, le projet de traité stipulait que, « pour mettre en œuvre une coopération plus étroite en matière de défense mutuelle, les États membres participants travailleront en étroite coopération avec l'OTAN » (art. I-41). Mieux encore, il était explicitement indiqué que « les engagements et la coopération dans ce domaine [la défense] demeurent conformes aux engagements souscrits au sein de l'OTAN, qui reste pour les États qui en sont membres le fondement de leur défense collective et l'instance de sa mise en œuvre » (art. I-40). C'était par là constitutionnaliser la dépendance de l'Europe vis-à-vis d'une Alliance atlantique largement dominée par Washington.
Le projet de traité prétendait enfin donner « la même valeur juridique que les traités », c'est-à-dire pleine force contraignante, à la Charte des droits fondamentaux proclamée le 7 décembre 2000 au sommet de Nice. Or, l'adoption de ce document hybride représenterait une véritable révolution juridique. La Charte tourne en effet le dos au modèle de l’ «État légal», dans lequel la loi est dite souveraine parce qu'elle est l'expression de la volonté générale exprimée par le peuple, pour lui substituer celui de l’ «État de droit» fondé, non sur le peuple, mais sur la «société civile» et qui se caractérise par la possibilité de recours juridictionnels contre la loi. Son préambule (art. 2) précisait que « l'Union assure la libre circulation, des services, des marchandises et des capitaux » (sans que personne ne se soit étonné de voir la libre circulation des capitaux présentée comme un «droit fondamental» !)(21).
La «haute trahison» du mode de ratification par la voie parlementaire
En mai-juin 2005, le rejet par les Français et les Hollandais du projet de traité « établissant une Constitution pour l'Europe » avait fait plonger les eurocrates dans la dépression, ceux-ci expliquant aussitôt la crise de l'Europe par le résultat des référendums - au lieu de comprendre que c'est au contraire le dysfonctionnement des institutions européennes qui était à l'origine de ce résultat(22). Frappante est en tout cas l'ampleur du fossé révélée par le vote entre les sentiments du peuple, hostile à 54,6 % au traité, et les positions des parlementaires, qui lui étaient favorables à 93 %.
Mais ces votes négatifs n'ont en rien servi de leçon : personne ne s'est avisé qu'il faudrait peut-être s'engager sur une autre voie, plus conforme à la volonté populaire. Les eurocrates se sont employés, tout au contraire, à trouver le moyen pratique de ne tenir aucun compte de l'avertissement qui leur avait été lancé. Le résultat a été le projet de «traité simplifié» adopté au sommet de Lisbonne, qui a pour seul objet de contourner l'opposition au traité constitutionnel européen en reproposant le même contenu sous un habillage différent.
À suivre