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Les journalistes et leurs interdits

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Ingrid Riocreux a publié il y a deux ans un livre précieux qu'en tant que linguiste elle a intitulé La langue des médias (éd. du Toucan). Pour elle, les interdits des journalistes se trouvent dans leur langue, avant même qu'on ne les découvre dans leur parole. C'est la langue qui est formatée d'avance.

Entretien par l'abbé G. de Tanoüarn

Ingrid Riocreux, alors que le Président Macron annonce un contrôle des « fake news » sur Internet, vous qui êtes une spécialiste des médias, pensez-vous que cette censure existe déjà dans le monde des médias ?

Il faudrait déjà s'entendre sur la définition de fake news. Fake n'est pas false. On ne parle pas d'informations qui seraient fausses parce que leur auteur s'est mal informé mais d'informations qui n'en sont pas. Les fake news sont des contenus qui imitent le style et la présentation des informations mais qui sont produits uniquement dans le but de nuire. On est dans le domaine de la diffamation; des lois existent pour la faire condamner. Les grands médias, en dépit de leurs beaux principes éthiques, ne sont pas les derniers à la pratiquer quand elle permet de discréditer des individus aux idées jugées dangereuses… Je vais donner un exemple personnel : quand une journaliste de L'Obs m'attribue des liens de parenté ou des diplômes fantaisistes, on est dans le domaine du faux par incompétence ou paresse (elle ne s'est pas renseignée) quand elle me présente comme la « protégée d'Henry de Lesquen » sous prétexte que j'ai accepté de donner une conférence à la fête de Radio Courtoisie, on a affaire à une fake news purement sadique. Le faux diffusé dans le but conscient de nuire. Évidemment, jouant du flou définitionnel qui entoure la notion de fake news (mal traduit par « fausses nouvelles »), les médias dominants ont aussi tendance à jeter l'anathème sur toute source d'information alternative. En réalité, ce qu'ils condamnent alors, bien souvent, n'est pas la diffusion d'un discours faux mais d'un point de vue interdit : ce n'est pas la même chose ! Comme l'a fort bien noté Clémentine Autain, si la lutte contre les fake news consiste, par exemple, à museler les propos jugés climatosceptiques, la dérive est grave. On proclamerait l'obligation d'adhérer à une vérité officielle tout en se dispensant d'argumenter contre les opinions opposées. Cela s'appelle du totalitarisme.

Vous estimez en tant que linguiste, qu'il existe un "parler journaliste" N'y a-t-il pas surtout une difficulté à donner leur nom aux choses ?

Je dirais plutôt : une difficulté à reconnaître que la manière dont on nomme les choses n'est pas neutre. Le fantasme de la dénomination objective est le grand mythe à combattre.

Ce parler journaliste constitue une langue, ou peut-être un dialecte, avec ses idiotismes, à l'intérieur de la langue française. Mais une langue en principe, c'est neutre ? Cette langue des journalistes n'est pas neutre...

La linguistique distingue la langue de la parole. La langue est un système abstrait, avec son lexique et ses règles qui organisent les relations entre les mots dans la production du sens. Dès que l'on ouvre la bouche, on fait usage de la langue. On choisit plus ou moins consciemment tel mot, telle tournure, etc. Ce que j'essaie de montrer dans mes analyses, c'est que la parole médiatique tend à influencer la nôtre. Elle constitue un sous-code de nature idéologique qui se surimpose au système de la langue et en conditionne l'utilisation. Certains mots se colorent d'une connotation dépréciative qui les rend inutilisables : patrie, vice, virilité. D'autres se spécialisent pour marquer les interdits de notre temps nauséabond, dérapage, sulfureux, etc. Il s'agit bien de substituer une morale à une autre mais le caractère moral de ces interdits n'est pas assumé comme tel. On dira qu'il s'agit d'entériner des changements, de s'adapter à l'évolution des mœurs et des mentalités. En réalité, le monde ne change pas tant que cela et derrière l'idée d'évolution des mentalités dont rendraient compte les enquêtes d'opinion se cache souvent la résignation. On n'est pas vraiment pour le mariage gay ou la PMA mais on se dit que de toute façon ça finira par passer, alors pour ne pas vivre trop malheureux ni passer perpétuellement pour le ronchon de service, on se persuade qu'on n'a rien contre.

Cette langue se déploie dans des paroles qui sont des paroles sérieuses... Des paroles de plus en plus soustraites au rire ou même au sourire. Pensez-vous que les censures qui pleuvent sur les humoristes en ce moment font partie d'une diffusion plus large de la parole médiatique, qui tend à devenir obligatoire jusque dans la vie quotidienne ?

Le rire est, par nature, transgressif. Il signale une discordance par rapport à la norme. Comme nous sommes actuellement dans une phase de sanctification des nouvelles normes, il faut abolir le rire. Ni humour, ni humour noir bien sûr ni même ironie et second degré ne sauraient être tolérés. Le résultat en est que les gens sont de moins en moins capables de repérer ce type de phénomènes : je me vois régulièrement reprocher d'avoir écrit telle ou telle chose qui, précisément, constituaient le contraire de ma pensée. Expliquer le point de vue d'autrui, entrer dans sa logique, cela même devient louche, (soupir) C'est étouffant ! Si vous me permettez, je trouve que la crispation identitaire des catholiques n'est pas moins coupable. Si l'on se met à traquer la cathophobie comme d'autres l'islamophobie ou l'homophobie, on s'expose à utiliser les mêmes méthodes qu'eux bannissement du rire, de la dérision, de l'humour, de la moquerie. Nos moines enlumineurs du Moyen-Âge avaient l'art du dessin humoristique féroce, avec une fameuse autodérision et un esprit parfois proche de Charlie Hebdo ! Je ne dis pas qu'il faut cautionner n'importe quoi, je dis juste : ne soyons pas comme ceux que nous critiquons.

Parler cette langue, c'est entrer dans des schémas de pensée, comme si la pensée avait déjà eu lieu... La langue des journalistes dispense-t-elle de la pensée ?

Elle délivre une pensée*toute faite, qui constitue le tissu des lieux communs de la pensée autorisée. Vous pouvez penser autrement, mais il ne faut pas le dire, ou pas à n'importe qui. Le discours officiel tire sa force de la formule journalistique bien connue : « je ne peux pas vous laisser dire ça ». À partir du moment où vous avez intériorisé cet interdit, vous faites vôtres les catégories morales de notre temps.

Il y a un problème spécifique de la parole chrétienne dans l'espace médiatique. Est-ce que les bobards médiatiques que vous dénoncez ne révèlent pas, avant tout, une guerre culturelle contre le christianisme, qui, en France, remonte à plusieurs siècles ?

Je ne dirais pas cela. Le problème de nos journalistes est qu'ils ne parviennent pas à être authentiquement progressistes, précisément parce qu'ils demeurent imprégnés de christianisme, bien malgré eux. En même temps, c'est ce qui en fait les diffuseurs rêvés des idées antichrétiennes. Ils les rendent acceptables. Prenez l'avortement : l'idée que l'embryon ne serait pas un être humain est une idée typiquement médiatique. Ni les pro- ni les anti - ne disent cela. Les anti - font du caractère humain de l'embryon un argument contre l'avortement, tandis que les militants pro-IVG, s'étant totalement libérés du commandement « tu ne tueras point », considèrent que cette nature ne constitue pas un argument contre les pratiques abortives. On peut faire la même remarque sur le mariage gay : les journalistes restent très attachés à la notion de couple et, pour l'instant (car le propre du discours médiatique est de se renier sans cesse), apparaissent en remparts contre la levée du tabou de l'inceste. Les vrais progressistes qui entendent se libérer totalement de la morale chrétienne ont une pensée bien plus cohérente : si le mariage n'est plus lié à l'impératif de procréation, il n'y a aucune raison de le limiter à l'union de deux personnes; quant au mariage entre frères et sœurs, ou entre frères, ou entre sœurs, s'il s'agit d'adultes consentants, on ne peut rien trouver à y redire, n'est-ce pas ?

Ne croyez-vous pas qu'une pensée commune est obligatoire dans toute société ? Ce que vous critiquez, n'est-ce pas d'abord le fait que cette pensée médiatique ne vous plaît pas ?

(Rires) Ce qui ne me plaît pas, ce sont les opinions mal assumées, bâtardes ou hypocrites. Or, si je laisse de côté les médias officiels, c'est chez les chrétiens que je rencontre les plus fréquemment ce type de discours veules et mous ! Ils ont tellement peur d'apparaître comme rétrogrades et infréquentables qu'ils adaptent leur position aux catégories en vigueur ! Ils aimeraient vivre dans un monde où le chrétien est une personne qui pense et vit comme les autres, la foi en plus. Non, il faut s'habituer à raisonner selon un paradigme de pensée de plus en plus en rupture avec le discours ambiant ! Les chrétiens des premiers siècles vivaient en contre-culture minoritaire et persécutée. Et beaucoup de chrétiens aujourd'hui dans le monde vivent ainsi. Le Christ nous a-t-il jamais promis autre chose ? Je ne crois pas. Quant à l'idée d'une pensée commune nécessaire à la cohésion d'une société, je vous réponds : attention ! Parce que c'est avec ce genre de propos que Walter Lippmann justifiait le rôle du journaliste comme consistant à « fabriquer du consentement ». Voyez comme ils essaient de fabriquer du consentement autour de l'euthanasie, de l'abolition des frontières, du clonage thérapeutique, etc. J'allais dire de la PMA mais pour l'instant, ils ont du mal à la défendre parce qu'ils y voient la porte ouverte à la GPA qui, elle, heurte leur conscience féministe. Moi qui suis allergique à l'uniformité, je ne peux pas plaider pour une pensée commune obligatoire. Je serais la première à m'y soustraire ! En revanche, je pense que la cohésion d'une société libre se construit sur la transmission d'un patrimoine : des références littéraires et artistiques partagées, et bien sûr la connaissance de notre histoire. On me dira que le Droit a néanmoins besoin d'être fondé sur des principes faisant consensus : justement, les principes hérités et les leçons de notre histoire ont en eux-mêmes une valeur que n'acquerra jamais un corpus intégralement nouveau et prétendument bon parce que nouveau. Oui au consensus hérité, non au consentement fabriqué.

monde&vie 18 janvier 2018 n°950

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