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La maladie infantile du capitalisme 1/2

De l’avant-garde élitiste à la contre-culture de masse, la révolte antibourgeoise est tombée sans crier gare dans le chaudron de la cuisine libérale... C'est là la grande leçon du XXe siècle : le meurtre du père aura laissé la table rase. Dès lors, la rébellion permanente et consentante n'est plus guère que le régime de croisière du capitalisme. Il faudra décidément trouver autre chose !

La rébellion est la maladie infantile du capitalisme, au sens où Lénine disait du gauchisme que c'était la maladie infantile du communisme. L'expérience inutile que requiert l'adhésion à la société marchande. À travers elle, les démocraties de marché célèbrent une liberté dérisoire qu'elles ont d'ores et déjà concédée à chacun. La rébellion décrit une immense antiphrase, un conformisme pris par la queue : le conformisme de l'anticonformisme. Un non qui ne dit pas son oui. « Le nouveau rebelle est très facile à identifier : c'est celui qui dit "oui" », disait déjà Philippe Muray. C'est en déviant qu'il s'aligne, en contestant qu'il consent, en s'opposant qu'il s'intègre.

La révolte a depuis longtemps perdu sa raison d'être. On ne peut plus qu'en mimer vainement les gesticulations. C'est la révolte qui recommence en farce, comme l'histoire selon Marx dans le Dix-huit Brumaire de Louis Bonaparte, vouée elle aussi à la parodie, puisque réduite à répéter un geste d'insoumission rendu superflu par la déroute des maîtres, des pères et des modèles. C'est ce qui donne à la rébellion contemporaine son côté incantatoire, irréel, surréaliste. On se révolte pour rien, rhétoriquement, contre les fantômes du passé : statue du commandeur, chef fasciste, père autoritaire, loi d'airain. Autant de croque-mitaines qui se sont évanouis. Contre qui Satan et Prométhée - les deux grands mythes de la révolte - pourraient-ils bien se retourner aujourd'hui ? Il n'y a plus de dieux à renverser, ni de sacré à profaner.

C'est ainsi que la rébellion, au sens où nous l'entendons, a terriblement vieilli. Elle est née, il y a un peu plus d'un siècle, à Montmartre, à Montparnasse, à Greenwich Village, dans les quartiers de la bohème artistique où l'on découvrait Nietzsche, Freud, Marx, l'art moderne, où l'on expérimentait l'amour libre, théorisait l'homosexualité et faisait de la révolte antibourgeoise un mode de vie. C'est de cette avant-garde et de sa transgression initiale qu'émane la culture rebelle. C’est elle qui a ouvert le bal. La contre-culture n'a fait qu'en démocratiser le message à l'ensemble du corps social. Toute la mythologie de l'underground - lointain écho du souterrain dostoïevskien - s'est alors déversée dans la rue et singulièrement dans la jeunesse. Car s'il y a un âge pour la rébellion, c'est la sortie d'adolescence, lorsqu'il s'agit de se poser en s'opposant Tous les rebelles meurent d'ailleurs jeunes, de James Dean à Kurt Cobain.

Tout se consomme en ce bas monde, la rébellion comme le reste. Ce sont les phénomènes de mode et le néotribalisme contemporain qui expriment le plus clairement l'intégration de la rébellion dans le circuit économique de l'industrie culturelle (la rebel attitude), principalement au travers des chaussures et des coiffures - le haut et le bas de la rébellion. La rébellion est devenue une marque, ou plutôt la valeur ajoutée des marques - leur aura. Ce n'est pas seulement une mode parmi d'autres. C'est la mère de toutes les modes. Elle repose sur un désir de reconnaissance contrarié. C'est la seule façon d'afficher sa différence et son originalité dans une société dépersonnalisée. Comment ? En communiant dans des rituels de consommation différenciés. Grange, techno, gangsta rap, gothique, etc.

La rébellion, désormais, c'est indifféremment un jeu sur Playstation, une chanson de Bénabar, une marque de pantalon, un tatouage sur l'avant-bras, un livre de Michel Onfray, une Harley Davidson, un joint de cannabis, un tableau d'art contemporain, un piercing au nombril, un parfum pour homme. Jamais la sentence de McLuhan n'a aussi bien fonctionné qu'ici : the médium is the message, la rébellion est le message. Du 33 tours au iPod, du rock au hip-hop, de l'électro au surf, c'est toujours la même «révolte consommée», pour reprendre le titre si bien trouvé du livre de Joseph Heath et d'Andrew Potter(1).

La première vertu de la rébellion, c'est finalement de résoudre les « contradictions culturelles du capitalisme », celles que relevait, il y a trente ans déjà, Daniel Bell dans son meilleur livre(2). Sauf qu'il n'y avait en réalité aucune contradiction. La rébellion est l'opération de blanchiment par laquelle le capitalisme s'est refait une virginité. Ce qui réconcilie le train de vie bourgeois et le style de vie artiste. C'est la double pensée chère à Orwell, remise au goût du jour par Jean-Claude Michéa. Deux pensées d'apparence contradictoires, qui marchent d'un même pas. Michéa a démontré ce qui distinguait une (im)posture extrémiste d'une position radicale. Or, tout le problème de la rébellion, sauf à faire un contresens sur elle, c'est qu'elle ne renvoie qu'au premier cas de figure. C'est une condamnation de principe d'une société à laquelle on adhère de fait et dont l'adhésion se trouve confortée, ou surlignée, par la manifestation d'une rébellion d'autant plus bruyante qu'elle est imaginaire.

On n'insistera jamais assez sur les métamorphoses du capitalisme post-industriel et de la classe sociale qui continue d'en être le principal agent : la bourgeoisie. La figure du bourgeois prudhommesque chère à Henry Monnier était intenable. Elle ne correspondait plus à rien. On l'a délocalisée avec nos usines. On la retrouve aujourd'hui en Chine ou en Russie. Plus chez nous, où les arrière-petits-fils de Monsieur Prudhomme sont devenus allergiques à la ligne de conduite de grand-papa et n'assument plus leur part de l'héritage familial, du moins le passif; la part maudite de la bourgeoisie : la religion du travail productif, l'âpreté au gain et, last but not least, le conformisme culturel. Bien sûr, il ne s'agissait pas d'en finir avec la bourgeoisie en soi, encore moins avec son pouvoir économique, mais d'écarter ce qui bloquait en elle le passage de l'enfer du producteur au paradis du consommateur. Ou comment substituer à la vieille éthique protestante dévaluée, tournée vers le travail, la nouvelle éthique hédoniste en train de naître (sans compter qu'il allait falloir dépenser ce que la bourgeoisie industrielle avait produit et accumulé). On s'est alors tourné vers l'avant-garde, à charge pour elle de saper les bases de l'ordre ancien. Le gros des troupes provenait du grand monde et le connaissait de l’intérieur. C'étaient des fils de famille qui se retournaient contre la paléo-bourgeoisie puritaine, louis-philipparde, haussmannienne - leurs pères - et œuvraient à l'avènement d'une néobourgeoisie libérée de son complexe de classe, en capitalisant sur la révolte. Un bon placement, même en période de krach. « Il y a des gens, disait Karl Kraus, qui parviennent à joindre les avantages du monde aux bénéfices de la persécution. » Tout l'art moderne est là.

De Picasso à la Picasso

L'avant-garde s'est totalement trompée sur le sens de sa mission historique. Elle a produit quantité de chefs-d'œuvre, mais comme malgré elle et sans tenir compte du cahier des charges et d'un règlement intérieur très rigoureux, surtout dans la « centrale » surréaliste : aucune grande œuvre n'est jamais sortie de l'écriture automatique (celle de Breton, d'un classicisme formel parfait, encore moins que toutes les autres). Ce qui en est sorti, ce sont au contraire les écoles de journalisme. Pareillement des slogans et des manifestes surréalistes, qui ont trouvé dans la publicité le seul usage auquel on pouvait décemment les destiner. Ou des ready-made de Duchamp, retournés au design industriel d'où ils provenaient. Le sacré, qu'on a exclu de l'œuvre d'art, est venu gonfler le fétichisme de la marchandise. Du chevalet à la machine, comme disaient les constructivistes. Moyennant quoi Picasso est devenu une gamme de voiture et Matisse l'égérie des couturiers. L'Art nouveau sert à meubler les Novotel et l'esthétique fonctionnelle du Bauhaus inspire les appareils d'électroménager et l'aérodynamisme des avions. Des processions de 500 000 personnes se pressent au Grand Palais à la moindre exposition en croyant se rendre au Salon des Refusés. Picasso est pareil à un saint du capitalisme culturel. On pourrait même ouvrir un procès en canonisation artistique, puisque le peintre espagnol remplit toutes les conditions pour être déclaré apte à la sainteté, selon les critères des commissaires-priseurs. Il fait l’objet d'une dévotion universelle et accomplit même des miracles (par la grâce des ingénieurs Citroën).

Il faut donc prendre l'avant-garde dans son acception littérale et presque théâtrale, comme une avant-première. Les artistes ont joué avant tout le monde une pièce appelée révolution (dans les arts et dans les mentalités). Ils ont préparé le terrain, au sens lourd du terme, celui auquel les militaires se réfèrent lorsqu'ils parlent d'une préparation d'artillerie. Dès lors, la voie était libre pour l'offensive de l'infanterie - la masse culturelle. Rétrospectivement, on peut regarder les années 1960 comme un remake du vieux geste de transgression artistique hérité du premier modernisme, mais avec l'onde de choc d'un blockbuster.

La contre-culture a mis à la portée de tous ce qui était jusque-là l'apanage d'une petite élite culturelle, en en vulgarisant tous les thèmes l'émancipation des femmes, l'amour libre, la provocation rituelle, l'imagination au pouvoir. Tous artistes, tous créatifs, tous rebelles. Tout cela, l'avant-garde l'avait éprouvé depuis longtemps, mais elle n'était pas en mesure de le transmettre aux masses, faute d'en maîtriser les codes culturels. Pour toucher le grand nombre, il lui fallait nécessairement s'appuyer sur la culture de masse, du pop art aux pop stars, d'Andy Warhol à Jimmy Hendrix.

Sur quoi, la frontière entre l'art et la vie est tombée. L'art a cessé de remplir sa traditionnelle fonction d'objectivation. La personnalité a pris le pas sur l'œuvre, l'inconscient sur le moi objectai. Dans la foulée, s'est imposée l'idée que le rock, la drogue, le sexe, la folie, la spontanéité, le jeu, la fête sont subversifs et révolutionnaires. Qu'au fond, la révolution, c'est prendre son pied. C'est la naissance de festivus festivus, dont Philippe Muray nous a laissé la plus implacable des satires. Sous les pavés, la plage ! Après les barricades, les saturnales !

On n'a pas seulement remis en cause la propriété des moyens de production, comme chez les marxistes, mais l'ensemble de la société bourgeoise. Non plus libérer les pauvres des riches, mais les riches de la double oppression de la norme et de la loi. À travers eux, c'est le « surmoi » freudien qu'on a évacué, c'est-à-dire ce qui fait société en nous, la loi non écrite des sociétés. L'anthropologie freudienne reste sombre et sans illusion consolatrice. Sous réserve qu'elle ne soit pas totalement inhibante, Freud défendait cette névrose qu'est la civilisation, laquelle (en tout cas la nôtre) repose sur le principe du renoncement aux plaisirs et aux pulsions instinctives.

À suivre

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