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La maladie infantile du capitalisme 2/2

Il en va différemment pour la contre-culture. Elle a tiré le texte freudien du côté de Wilhelm Reich et de Michel Foucault, du côté du « ça », du monde des pulsions et de l'« histoire de la folie ». L'important, c'est l'inconscient, le refoulé, la maladie mentale, le monde des rêves. Le désir est innocent en soi. La déviation est politique. La révolte nous libère. Mais de quoi ? Des autres. Car c'est une liberté à l'usage d'autistes. Les néolibéraux vont logiquement la privatiser. Il n'y a plus de chose publique, puisque la société est le heu de l'arbitraire et de l'aliénation bourgeoise. « La société ? Ça n'existe pas ! », clamait Margaret Thatcher. Reich ne l'aurait sûrement pas démenti, lui qui s'accrochait à son délire phalanstérien et à son pansexualisme cosmique. Marcuse rectifiera le tir. La révolution continuera d'être perçue chez lui comme un immense camp nudiste, mais du moins cherchera-t-il à surmonter - en vain - les apories de la libération du désir, laquelle revient à libérer sa violence et à déchaîner les instincts. Mais aux yeux de l'auteur d'Eros et civilisation, cette fatalité de la violence, qu'il ne niait pas, trouvait son explication dans la rareté des biens disponibles et la rivalité pour s'en emparer, en aucun cas dans des racines anthropologiques plus profondes. Une société d'abondance corrigerait ce vice d'origine des sociétés humaines (et non pas de la nature humaine) et (r)établirait un monde édénique. La violence des passions se résorbera d'elle-même dans le surplus de la production. On peut rêver.

C'est la société de consommation qui va en réalité sortir tout ce monde de l'impasse et lui donner sa cohérence finale, en transformant sa radicalité en désir de consommation. Le capitalisme avait besoin de la contre-culture et de sa contestation pour absoudre l'appétit à jouir. Le freudo-marxisme a seulement servi de catalyseur, autant par sa virulence que par ses propriétés de réfraction. Il a légitimé par la culture la révolution que le capitalisme préparait dans l'économie. C'est une partie qui s'est jouée à deux. Comme un fusil à deux coups. Les libéraux et les libertaires, si chers à la critique marxiste en général et à Michel Clouscard en particulier (et aujourd'hui à Alain Soral). Sous les dehors d'une rupture apparente, les années 1960 (avec 68 pour point d'orgue) s'inscrivent donc dans la continuité de l'histoire du capital. Jeunesse et capitalisme vont faire sauter un à un les obstacles qui barraient l'accès au paradis de la consommation. Les «contestataires», ancêtres des rebelles, voulaient «jouir sans entraves», la société de consommation ne demandait pas mieux. Le seul bémol, c'est qu'elle assignera un prix au plaisir. La jouissance aura donc son code-barres et son logo.

L'histoire de la rébellion cache l'une de ces habituelles ruses de la raison décrites par Hegel. Le vrai sens de l'histoire est dissimulé jusqu'au bout aux protagonistes, qui agissent en aveugle, ne voyant rien de la pièce qu'ils jouent, croyant même s'y opposer de toutes leurs forces. Car s'il est une chose, ironiquement, que la contre-culture a attaquée, c'est bien la société de consommation. Tout s'est donc joué « dans le dos des acteurs », comme l'a écrit Régis Debray, dix ans après les « événements » de Mai(3).

C'est l'inévitable bobo - le bourgeois gentilhomme de notre temps - qui a fait jonction entre l'esprit bourgeois et l'esprit bohème. Il a intégré la contre-culture dans sa vision du monde. La boucle est ainsi bouclée. L'avant-garde a fini par constituer le nouvel académisme. C'est notre jdanovisme à nous, l'artistiquement correct de notre temps, aussi stérile et improductif que l'art pompier du XIXe siècle contre lequel il s'était dressé. « Aujourd'hui, remarquait Daniel Bell, le modernisme est épuisé. Il n'y a plus de tension. Les élans créateurs ont perdu leur ardeur. Le vase est vide. La "masse culturelle" a institutionnalisé la rébellion, dont les formes expérimentales sont devenues la syntaxe et la sémiotique de la publicité et de la haute couture. »(4)

Le prototype de ce monde nous est fourni par le rebelle intégré et sa sous-culture protestataire, héros anodin de notre présente tragicomédie. Le moderne, le bobo, le boboderme, véritable mouton de Panurge qui bêle sa révolte, comme dans La Chinoise de Jean-Luc Godard (1967). À voir (ou à revoir) pour se faire une idée de l'épidémie de gauchisme qui a secoué la jeunesse en ces années-là, une sorte de rougeole maoïste. Dans l'une de ces paraboles saisissantes dont il a le secret, Godard évoque des savants égyptiens qui auraient jadis enfermé un groupe d'enfants en bas âge pour savoir si le langage leur viendrait tout seul, sans l'assistance de grammairiens. Dix ans plus tard, on les fait sortir. Aucun d'entre eux ne parlait - ils bêlaient On les avait placés à côté d'une bergerie ! Ainsi de la rébellion. C'est l'espéranto de notre époque, l'évangile de notre temps, sa Biblia pauperum, la Bible du pauvre.

On ne peut certes pas détacher la rébellion de son arrière-plan œdipien, ni nier qu'elle est historiquement fondée. Les fils ont payé assez cher le prix de leur soumission au Père abusif (deux guerres mondiales). Ils se sont logiquement et légitimement révoltés. C'est l'histoire de Totem et tabou, le grand roman freudien des origines. Mais on est loin aujourd'hui des thèses du père de la psychanalyse. Ce ne sont d'ailleurs pas tant les pères qu'on a révoqués que la fonction paternelle et les médiations, sans lesquelles il n'y a pas de socialisation possible. Mais en se déliant ainsi de la figure d'autorité, on a mis en suspens les mécanismes de filiation, de différenciation et de transmission. Tel est bien pourtant le rôle du médiateur (« celui qui s'interpose ») dans l'ordre généalogique. C'est lui qui introduit le jeune homme dans la société des adultes, en lui transmettant la loi commune, nécessaire à la vie en société, et en lui imposant toute une série de renonciations, préalable indispensable au processus d'individuation. Faute de quoi il n'y a ni homme ni sujet, mais seulement un « monstre », comme l'écrivait Érasme il y a cinq siècles, monstre sur lequel fantasmait complaisamment Foucault et qui défie aujourd'hui une autorité vacante ou fuyante, qui a choisi de ne pas lui répondre. Orphelin malheureux, abandonné au groupe, à la bande de jeunes, à la relation violente, conflictuelle ou fusionnelle, prisonnier de son narcissisme et qui réclame sous un mode agressif la jouissance immédiate (et non plus différée) de toute chose.

De là, la nouvelle anthropologie qui a vu le jour et a transformé un rite de passage - la crise de l'adolescence et son geste de transgression : la rébellion - en mode de vie pour tous, refusant toutes les médiations, du père et de la loi, du maître et de la tradition, pour être finalement sa propre référence et sa propre fin, et accoucher dé ce que les psychanalystes Béla Grunberger et Janine Chasseguet-Smirgel ont appelé en 1968 l'« univers contestationnaire »(5) et qui valait bien l'univers concentrationnaire qu'on trouvait de l'autre côté du Mur.

La société de consommation avait besoin de l'énergie destructrice de la jeunesse, de ses frustrations, de sa colère, pour démonétiser la tradition et démocratiser l'accès au plaisir. En tant que telle, la rébellion permanente n'est rien d'autre que le régime de croisière du capitalisme tardif) la jeunesse ayant été, comme l'a dit Milan Kundera, la « collaboratrice » du capital, avec l'avant-garde dans le rôle d'idiot utile et la contre-culture dans celui de variable d'ajustement Martin Buber disait qu'« on n'avait plus le choix qu'entre l'esclavage volontaire et la rébellion inutile », sans se douter que le génie du capitalisme allait fusionner les deux. La servitude inutile et la rébellion consentante.

1). Révolte consommée, le mythe de la contre-culture, Naïve, Paris 2005.

2). Les contradictions culturelles du capitalisme, PUF, Paris 1979.

3). Modeste contribution aux discours et cérémonies officielles du dixième anniversaire, La Découverte, Paris 1978.

4). Op. rit, pp. 30-31.

5). L'univers contestationnaire, In Press, Paris 2004. La première édition est parue en 1969 chez Payot, sous la signature d'André Stéphane, pseudonyme des deux auteurs, et sous le titre complet de L'univers contestationnaire ou les nouveaux chrétiens.

François Bousquet éléments N°132 juillet-septembre 2009

Une question de définition

Il est trop tard pour faire de la rébellion une querelle de lexicologues. Comment désormais distinguer le rebelle du révolté ou du révolutionnaire ? Autant de substantifs pourtant différents et même antagonistes, mais qui renvoient dans les discours à la même chose. La rébellion a été piégée par le système. C’est lui qui a dorénavant les droits de propriété sur le mot et sur la chose. Mieux vaudrait y renoncer. Idéalement, la rébellion avait une dimension intransitive. Elle n'a besoin ni de contexte ni de prétexte (on ne se rebelle pas contre quelque chose). C’est un état d'âme et une façon d'être au monde. Comme a pu le dire Alain de Benoist, « on devient révolté, mais on naît rebelle ». Jünger a écrit le Traité du rebelle, de Benoist en a fait le portrait C’est celui de Nietzsche, de Céline, de Cyrano. Il y a en lui quelque chose qui tourne le dos à la société (alors que le révolté se jette dans la mêlée). C’est visible chez Jünger, où L’Anarque succède au rebelle. L'Anarque s'est vraiment enfoncé dans la forêt. Il refuse les règles du jeu, mais il ne cherche pas à les changer. Il traverse indifféremment toutes les classes sociales, appartient au petit nombre et ne reconnaît que des frères. C’est fondamentalement un insoumis, un étranger, un solitaire, un inadapté. Il est comme prédestiné. Le contraire de ce à quoi le réduit la société de consommation.

F.B.

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