Chef de l’Ouest royaliste, doué d’une belle intelligence et d’une force herculéenne, le « gros Breton », selon le mot de Bonaparte, refusera de se soumettre au Premier consul, complotera contre lui, et finira sur l’échafaud.
Le 5 mars 1800, aux Tuileries, Bonaparte reçoit les chefs de l’Ouest royaliste. En Bretagne, en Normandie, en Anjou et dans le Maine, les derniers chouans viennent de se soumettre. La délégation qui s’est rendue à Paris comprend notamment le général de Bourmont, le comte de Châtillon, le chevalier de Saint-Hilaire et un colosse au type paysan : Georges Cadoudal. En fin de journée, le Premier consul dicte un billet au futur maréchal Brune, qui dirige les troupes chargées de pacifier les Côtes-du-Nord, le Morbihan, l’Ille-et-Vilaine et la Loire-Inférieure : « J’ai vu, ce matin, Georges ; il m’a paru un gros Breton dont peut-être il sera possible de tirer parti pour les intérêts mêmes de la patrie » . Le 12 février précédent, en échange d’une amnistie totale, Cadoudal a déposé les armes et accepté de se rendre dans la capitale. Lassitude ? Calcul ? Curiosité de voir de près ce Bonaparte qui a pris le pouvoir trois mois plus tôt et qui vient de désamorcer un conflit intérieur qui durait depuis dix ans ?
En le traitant avec mépris, le Premier consul a cependant commis une erreur. Lui qui veut « retourner » les meneurs de la chouannerie a pris le risque de braquer un de ses représentants les plus déterminés. A une date qu’on ne peut préciser (en mars ou avril 1800), une seconde rencontre a lieu entre les deux hommes. Il s’agit cette fois d’un entretien particulier. Aide de camp du Premier consul, Rapp introduit Cadoudal dans le salon de Minerve et laisse la porte entrouverte, au cas où… Bourrienne était dans l’antichambre. Il a rapporté les éclats de voix, le ton qui montait : « Georges marche de long en large, se promène de la fenêtre au fond du salon, revient, retourne » . Bonaparte tente de séduire Cadoudal, lui offre un commandement dans les armées républicaines. Rien n’y fait. Plus tard, à Las Cases, il confiera ce jugement : « Georges était un fanatique ; je l’émus sans parvenir à le convaincre ; il voulait conserver ses bandes et ses armes. Je lui dis qu’il ne pouvait y avoir un Etat dans l’Etat » . De son côté, Cadoudal a lâché cet aveu à son ami Hyde de Neuville : « Quelle envie j’avais d’étouffer ce petit homme entre mes deux bras ! » .
Il était né près d’Auray, en 1771. Fils de paysans aisés, il avait étudié au collège Saint-Yves de Vannes. Après avoir hésité entre la prêtrise et la marine, il était devenu clerc de notaire. Comme beaucoup, il avait accueilli les événements de 1789 avec faveur, avant d’être révolté par la politique anti-religieuse de la Révolution. Emprisonné en 1793, puis libéré, il avait rejoint l’armée de Bonchamps lors de la « Virée de Galerne », cette expédition qui avait conduit les Vendéens au-delà de la Loire, jusqu’en Normandie, et qui s’était tragiquement terminée dans les marais de Savenay.
Rentré en Bretagne, Cadoudal s’était engagé dans les rangs de la chouannerie. Intelligent et courageux, cet homme d’une carrure étonnante et d’une force herculéenne – une tête énorme sur un cou de taureau – avait imposé son autorité dans le Morbihan. En 1794, arrêté et emprisonné à Brest, il s’était évadé, puis avait repris le combat. Au printemps 1795, lorsque les Thermidoriens avaient conclu la paix avec les chouans, il s’était prononcé pour la poursuite de la guerre. Trêve fragile : en juin 1795, lors du débarquement des royalistes à Quiberon, il avait pris à revers les régiments républicains. En raison de l’absence d’unité de commandement de l’opération et de la méfiance des émigrés envers les chouans, l’affaire avait tourné au désastre. Georges avait toutefois sauvé ses 15 000 paysans-soldats, en les dispersant à travers la campagne.
Localisé, l’échec de Quiberon n’avait pas découragé les contre-révolutionnaires. A l’automne, l’insurrection s’était rallumée en Bretagne du nord, dans le Maine, en Normandie. Mais Hoche, commandant en chef des armées de l’ouest, était un adversaire implacable. Au début de l’année 1796, la capture et l’exécution de Stofflet et de Charette avaient signé la fin de la Vendée militaire. Ecrasés sous le nombre, les chouans avaient dû signer l’armistice en juin 1796. Lucide, Hoche avait commenté : « Je les vois vaincus mais non persuadés » . En 1797, alors que l’opinion était lasse de la Révolution et que les royalistes marquaient des points, le coup d’Etat de Fructidor (4 septembre 1797) avait replacé le Directoire sous les auspices du jacobinisme, relançant la persécution religieuse et ranimant le mécontentement dans les provinces de l’Ouest. En 1798, Cadoudal avait passé sept mois en Angleterre, préparant un nouveau soulèvement.
Déclenchée le 15 octobre 1799, la troisième chouannerie avait vu Nantes, Saint-Brieuc et Le Mans tomber aux mains des royalistes. Mais, trois semaines plus tard, le 18 Brumaire avait changé la donne. Pour Bonaparte, restaurer la paix civile était un impératif qui conditionnait son propre avenir. Il était donc décidé à y mettre les moyens. Dès la fin de l’année, il avait promis une amnistie assortie de conditions avantageuses pour les rebelles qui s’inclineraient. Pour les autres, ce serait sans pitié : le 18 février 1800, Louis de Frotté, chef de la chouannerie normande, avait été pris et fusillé au mépris de la parole donnée, pour l’exemple. Un à un, les chefs chouans avaient dû se rendre. L’intransigeant Cadoudal s’était, lui aussi, trouvé dans l’obligation de négocier.
En avril, après ses entrevues avec Bonaparte, Cadoudal regagne secrètement l’Angleterre. Le 6 juin, il débarque en France avec le projet de relancer l’insurrection. De Milan, après la victoire de Marengo (14 juin 1800), Bonaparte ordonne à Bernadotte, successeur de Brune : « Prenez mort ou vif ce coquin de Georges. Si vous le tenez, faites le fusiller dans les vingt-quatre heures » . Le 13 août, quand le Premier consul décrète l’amnistie, Cadoudal en est exclu. Il se cache.
Mais le Concordat signé le 15 juillet 1801 satisfait les masses rurales : les royalistes ne sont plus qu’une poignée de conspirateurs. Georges se réfugie à Jersey. Là, il élabore un ultime plan : enlever Bonaparte (et non le tuer), l’exiler et proclamer Louis XVIII. En 1803, il s’installe clandestinement à Paris, rencontre le républicain Moreau et le monarchiste Pichegru qui complotent aussi contre le Premier consul. Traqué par la police, trahi, Cadoudal est appréhendé le 9 mars 1804. Son procès s’ouvre le 28 mai. Arrêtés eux aussi, Pichegru a été retrouvé étranglé dans sa cellule et Moreau est condamné à deux ans de prison. Pour Cadoudal et douze de ses compagnons, c’est la mort. Le 25 juin 1804, en place de Grève, il obtient de monter le premier à l’échafaud. La tête dans la lunette de la guillotine, il ne cesse de crier : « Vive le Roi, vive le Roi, vive… » . Le 18 mai, Bonaparte était devenu l’Empereur Napoléon. Cadoudal, le « gros Breton » , n’était pas de ceux qui savent servir deux maîtres.
Jean Sévillia
Sources : Le Figaro Hors-Série (Edition du mardi 1 octobre 2002)
https://www.jeansevillia.com/2015/04/11/cadoudal-celui-qui-dit-non/