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Les Européens doivent se considérer comme une puissance réémergeante (2011) 2/2

Derrière les assauts financiers répétés se profile l'obsession géopolitique d'une Amérique qui ne se résigne pas au « désarraisonnement » de son protectorat européen. Il ne faut pas prendre à la légère la déclaration courageuse de Laurence Parisot, la présidente du Medef, qui dénonce non pas un « complot », ce qui serait dérisoire, mais une « orchestration » d'origine américaine dans les difficultés actuelles de l'euro. Cette orchestration n'est rien d'autre que l’emballement d'un système financier devenu incontrôlable, qui trouve sa source dans une philosophie économique libérale exacerbée et messianique, un endettement colossal fruit d'une politique extérieure impériale de plus en plus difficile à supporter. La crise de la dette américaine est celle d’une puissance planétaire qui ne se maîtrise plus, la crise de l'Europe celle de l'impuissance consentie d'un continent assoupi.

A. B. : Au-delà de l'aspect financier des choses, quels sont les enjeux de la crise actuelle en termes de géopolitique, de puissance et de civilisation ?

J.-C. E. : Ils sont considérables. C'est à un véritable phénomène de dislocation/recomposition du monde que nous assistons. Le centre de gravité du monde a glissé de l'Atlantique au Pacifique. Le plus surprenant, c'est la vitesse à laquelle ce mouvement se propage. Personne ne pouvait imaginer, il y a dix ans, l'état d'instabilité dans laquelle se trouve le monde aujourd'hui. Alors qu'en sera-t-il dans dix ans ? Ma réponse à la question précédente pourrait laisser penser que l'Europe sera la grande perdante. Mais ce désastre économique et civilisationnel peut être évité si les 500 millions d'Européens reprennent leur destin en main. À l'instar des Chinois ou des Indiens, ils doivent se considérer comme une puissance réémergente, non comme une puissance déclinante qui jadis domina le monde. Mutation difficile pour leur ego, mais indispensable à leur survie. Sans cet effort sur eux-mêmes, les Européens seront les victimes désignées d'une mondialisation qu'ils ont crue douce, en réalité compétition multipolaire acharnée dans tous les domaines. Tétanisés, sidérés par les épreuves du XXe siècle, les Européens ont voulu construire des institutions et un marché « impolitique », pour reprendre l'expression de Julien Freund, en s'enfermant dans un irénisme béat. Ils ont cru pouvoir remplacer la politique par le droit. Ils retrouvent les contraintes immuables de la géopolitique et, enfin, le sens du tragique. Pour sortir de la crise, l'Europe doit donc se fixer trois impératifs :

1. Il convient, en priorité, de fixer définitivement un territoire européen raisonnable, en dessiner sans complexe les frontières, l'aménager par des infrastructures de cohésion adaptées. Relancer une démographie calamiteuse par une politique globale de population.

2. Forger une vision géopolitique du monde qui lui soit propre et lui permettre ainsi d'affronter les visions concurrentes des autres grands acteurs.

3. Inventer le concept nouveau de souveraineté européenne, une « souveraineté de souverainetés » entendue comme souveraineté continentale qui, loin d'annihiler la souveraineté des États membres, viendrait la compléter, la renforcer et la surplomber sans l'étouffer, créant ainsi un très puissant « effet de levier » géopolitique.

Dans le même temps, la crise offre à l'Europe une occasion extraordinaire de fixer ce qu'il ne faut pas hésiter à appeler des priorités existentielles, qui touchent à l'essence même du projet de réémergence européenne. Elles sont elles aussi au nombre de trois.

1. Redéfinir et reconstruire un modèle de société européenne, qui ne soit pas orienté et façonné par l'omnipotence et le dérèglement des marchés financiers, l'effacement de la puissance publique, le refus de la vision à long terme, mais surtout par une vision erronée des échanges internationaux de la division internationale du travail et du développement.

2. Se libérer ou au moins réduire la dépendance de tous les réseaux financiers, technologiques, informatiques, militaires, managériaux ou culturels de type gullivériens au sein desquels l'Europe s'emprisonne sans que l'opinion s'en aperçoive.

3. Rejeter les doutes, les complexes, produits d'une culpabilité maladive héritée d'un siècle tragique, dont la plupart des acteurs du monde multipolaire s'ingénient à lui rappeler ses responsabilités dans le déroulement des événements.

Cette vision et cette stratégie peuvent sembler paradoxales au moment où la rigueur et l'austérité sont évoquées, avec une certaine « Schadenfreude »(1) indignes de responsables politiques dont on est en droit d'attendre qu'ils comprennent, comme le dit Charles Kagan, que le monde est redevenu normal, c'est-à-dire qu'il est redevenu un monde d'affrontement. Faire face à cette situation implique un retour en force du politique et du géopolitique, donc de la dépense, et en particulier de la dépense publique. Europe, cette princesse Cretoise qui n'a jamais connu les rives du continent auquel elle a donné son nom, était l'aïeule du Minotaure, l'inventeur du Labyrinthe. La politique de sortie de crise ne sera pas linéaire ce n'est pas une simple politique de sortie, mais bien une politique de mutation qui s'impose aujourd'hui. Elle sera nécessairement labyrinthique. Du chaos, on ne sort pas indemne, du labyrinthe, on sort régénéré si l'on a su saisir le fil d'Ariane.

Le moment n'est plus très éloigné maintenant où la totalité des opérateurs financiers va se rendre compte que l'Occident, c'est-à-dire le monde transatlantique, jusqu'alors considéré comme le pilier de l'économie mondiale, ne remboursera pas une partie importante des emprunts réalisés au cours des vingt dernières années. Notre choix se fera entre le chaos et le labyrinthe.

Propos recueillis par Alain de Benoist

1). Mot allemand signifiant : « joie mauvaise ».

éléments N°141 octobre- décembre 2011

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