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« Chypre, l'épine turque dans le talon européen »

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Jean-Claude Rolinat est journaliste, écrivain-voyageur, et auteur d’un tout récent (éd. des Cimes). Nous faisons le point avec lui sur l'affaire chypriote. » Propos recueillis par Olivier Figueras

Depuis des décennies, Chypre est partagée entre la Grèce et la Turquie. La question du gaz, et plus largement des hydrocarbures, est l'occasion de nouveaux bruits de bottes. Quels en sont les enjeux et les risques ?

Chypre est divisée en deux États, l'un légitime, internationalement reconnu, l'autre autoproclamé, la République turque de Chypre du nord, RTCN pour faire court. Cet « État » a été créé après le débarquement, en juillet 1974, de l'armée turque à Kyrenia, « le Saint-Trop chypriote » sur la côte nord. Il répondait au putsch organisé par les ultras Grecs ayant renversé Monseigneur Makarios. L’évêque, chef de l'Église autocéphale orthodoxe grecque de Chypre, était également président de la république, plutôt hostile à l'Enosis, c'est-à-dire au rattachement de l'île à la mère-patrie grecque. (Une idée inacceptable pour les Turcs de Chypre, comme pour ceux du continent.)

Ce coup d'état malheureux qui creusera, à Athènes, le tombeau des colonels, a servi de prétexte aux militaires turcs pour envahir un gros tiers de l'île, et chasser de leurs foyers plus ou moins 200 000 Chypriotes grecs. Statu quo depuis cette époque avec, toutefois, des points de passage entre les deux zones, surveillés par les « casques bleus » qui, d'ailleurs, ne portent plus de casque mais un béret ou une casquette, les tensions étant jusqu'à ce jour retombées. Mais les eaux territoriales de la RTCN servent, là aussi, de prétexte aux Turcs, pour faire des ronds dans l'eau à la recherche de réserves d'hydrocarbures comme, d'ailleurs, les Grecs, les Chypriotes, les Israéliens et les Egyptiens. Tout ce petit monde veut sa part de gâteau dans cette Méditerranée orientale qui devient le lac de tous les dangers.

Ces dernières semaines, la France a dénoncé les velléités turques. Ankara a prétendu remettre Paris à sa place. Le tout s'accompagne, de part et d'autre, d'exercices militaires. Au-delà de la démonstration de forces, quelles légitimités sont-elles en opposition ?

Effectivement, les manœuvres navales franco-grecques et franco-chypriotes, appelées « QUAD »  comme « quadripartite » auxquelles participe aussi l'Italie, sont une réponse aux manœuvres de la marine du néo Sultan Erdogan. Les États-Unis, les parrains de l'OTAN dont sont membres presque tous les protagonistes de l'affaire, ont dépêché sur place un destroyer qui a manœuvré avec... les deux parties. Pour l'instant, on en est à se montrer réciproquement ses muscles. Rappelez-vous que la frégate française Courbet qui patrouillait près des côtes libyennes pour faire respecter l'embargo sur les armes, avait été « illuminée » par les Turcs, phase ultime précédant l'ouverture du feu. L’étape suivante pourrait être une séquence du genre « retenez-moi ou je fais un malheur » Mevlut Cavisoglu, le ministre d'Ankara préposé aux affaires étrangères, a épingle fort peu diplomatiquement Macron, en le traitant de « caïd ». On peut habiller notre sémillant président de beaucoup de qualificatifs, mais celui-ci n'est pas approprié. En fait, le président turc joue gros la branche nord de sa tenaille qui fait pression sur l'Union européenne, menace les frontières grecques et bulgares, vers lesquelles il peut lâcher des milliers de migrants, selon son chantage habituel : des euros ou l'apocalypse migratoire. La pince sud est en Tripolitaine et en Cyrénaïque, où ses mercenaires sunnites venus de Syrie, appuient le gouvernement de Tripoli, alors que les Occidentaux soutiennent plutôt, comme Poutine et l'égyptien Sissi, le camp du maréchal Haftar retranché à Tobrouk et Benghazi. Le face à face en Mer Egée, où les eaux territoriales grecques jouxtent les côtes turques, avec la recherche de gaz en Méditerranée orientale, est un nouveau champ d'affrontement. Recep Tayep Erdogan joue, en partie, sa popularité, non seulement dans son propre pays, mais dans le monde musulman en général. J'ajoute qu'il a une énorme « cinquième colonne » pour faire chanter les Européens : les millions d'immigrés turcs installés notamment, en France et en Allemagne.

Si la Grèce grince des dents, on a l'impression que l'Union européenne est tout de même peu encline à soutenir ses États-membres en cette affaire. La menace migratoire, agitée ces dernières années par Erdogan, suffit-elle à expliquer cette faiblesse ?

Vous avez mis le doigt là où cela fait mal. Je viens d'évoquer succinctement le sujet. Oui, les Turcs installés chez nous constituent une potentielle masse de manœuvre qu'Erdogan peut agiter à sa guise. Souvenez-vous des importants meetings tenus tant en France, que chez nos voisins allemands, lors des élections présidentielles en Turquie. Oui, Merkel semble-t-il, a peur...

Une solution diplomatique est-elle envisageable ? Ou faut-il considérer que, à terme, le plus fort, du moins lisiblement, à savoir la Turquie, joue l'escalade, persuadé de l'emporter face à des Européens qui craignent, de peur notamment de opinion internationale, de s'affirmer ?

Difficile de lire l'avenir dans la boule de cristal ou le marc de café. Tout est possible, 'apaisement comme un dérapage. Israël, Grèce et Chypre ont fait une sorte de pool autour du gaz extrait du fond de la mer jour l'acheminer en Europe, notamment en Italie, gros client potentiel. Erdogan veut sa part de marché mais, pour l'instant, ses recherches se font au détriment de ses voisins, puisque les repérages gaziers et pétroliers ont lieu dans des zones exclusives mi ne sont pas turques. Un compromis est toujours possible, le pire n'est jamais sûr mais, à voir l'agitation du potentat d'Ankara, il est normal d'être inquiet. Constatons tout de même que la France est bien seule dans cette aventure, comme au Mali d'ailleurs, à part quelques fantomatiques escouades européennes. Où est la solidarité des pays européens ? Sûr que la Grèce et Chypre doivent apprécier l'attitude de Macron, même si c'est avec de petits bras...

Plus religieux, le coup de force récent sur Sainte-Sophie fait-il partie d'une même démarche d'Erdogan ?

Tout à fait. Le néo Sultan donne l'impression de vouloir rebâtir le défunt empire ottoman que les alliés et Mustapha Kemal avaient enterré. Il mène une politique « pan touranienne » en direction des ex-républiques d'Asie soviétique, et va même jusqu'à offrir à leurs citoyens la nationalité turque. Un peu comme Victor Orban le fait avec ses minorités magyares, hors de la Hongrie. D'autre part, en Europe même, chez des candidats qui frappent à la porte de l'Union européenne, il mène une offensive de charme en direction de la Macédoine, de la Bosnie, de l'Albanie et du Kosovo, ces trois derniers pays étant essentiellement peuplés de musulmans. Ce n'est pas dû au hasard.

Vous venez de publier Chypre, l'épine turque dans le talon européen. Quels sont les autres aspects de cette « épine » ?

Oui, je viens de sortir aux éditions des Cimes un petit bouquin de 233 pages agrémenté de photos couleurs, prises sur place, par votre serviteur Chypre est l'une des cibles, pas la seule, du vorace ogre turc. Je raconte l'histoire de l'île d'Aphrodite, le long règne des Lusignan, une petite dynastie française, l'occupation turque puis britannique, les affrontements intercommunautaires et l'enjeu que représente ce « porte-avions » ancré à deux pas du Proche Orient si compliqué... L’épine est constituée par la RTCN dont les habitants voudraient majoritairement se rattacher au sud, afin d'entrer dans l'Union européenne. Un petit « Cheval de Troie » en quelque sorte. Toutefois, cette partie turque n'est pas aussi docile que voudrait bien le croire le maître d'Ankara. Ses dirigeants n’appartiennent pas au courant de l'AKP mais plutôt à son rival, le CHP républicain, sous une autre étiquette, bien sûr Mais les leaders de la partie turque de Nicosie, double capitale, - un petit Berlin d'avant la chute du mur -, sont tributaires de leur parrain qui fournit l'eau par une énorme conduite sous-marine, indispensable dans cette île qui en manque. En plus, la Turquie boucle les fins de mois du budget local, et y stationne encore 17 000 troupiers, de quoi rendre dociles les chefs locaux, et rendre caduque toute velléité de réelle indépendance. D'ailleurs la RTCN n'est reconnue que par la Turquie et ses obligés.

L'Europe étant déjà affaiblie de l'intérieur, l'épine turque peut-elle faire vaciller la construction européenne, ou doit-on considérer que, quoi qu'il puisse advenir, l'idéologie aura le dernier mot ?

Je ne pense pas que la Turquie puisse devenir membre à part entière de l'Union européenne. Trop de pays y sont hostiles. Les peuples ne suivraient pas. Plus de 80 millions de musulmans, d'un seul coup, la pilule serait trop dure à avaler et emporterait le malade ! Non, le maître d'Ankara a d'autres leviers, nous les avons vus, et il les utilisera. L'adhésion à l'UE semble passée de mode.

Chypre a-t-elle des raisons d'espérer échapper aux velléités de son gourmand voisin ?

La République de Chypre n’a pas les moyens de reconquérir les territoires perdus. En revanche, sa petite garde nationale de 12 000 hommes d'active, équipée d'armes anti-chars et de blindés français et brésiliens, pourrait résister de 24 à 48 heures à une invasion venue du nord, permettant aux renforts grecs (et français ?) d'arriver. Mais la tendance des relations inter-chypriote n'est pas à l'affrontement. Les présidents des deux parties se voient cycliquement, et discutent des modalités permettant une réunification sur la base d'une fédération bicommunautaire. La pierre d'achoppement, ce sont les biens grecs confisqués, notamment ceux de l'église orthodoxe. Comment les restituer aux 200 000 exilés et à leurs descendants ? Pourraient-ils revenir dans leur quartier à Famagouste, totalement désertée en moins d'une journée en juillet 1974, et qui offre aujourd'hui au soleil des squelettes d'immeubles ? Les deux cathédrales de Nicosie et de Famagouste, véritables petits bijoux de style rémois, ont été transformées, comme Sainte-Sophie à Istanbul, en mosquées. Seul un discret minaret posé sur les tours permet d'identifier le culte pratiqué. Tout le mal que je souhaite aux habitants des deux zones, c'est de retrouver le chemin de la réunification, et de rejeter les influences extérieures, plutôt malsaines, venant d'Asie mineure. Suivez mon regard...

photo L'invasion de la partie nord de Chypre par les Turcs s'est déroulée en 1974. Code de l'opération : Attila.

Monde&Vie 11 septembre 2020 n°990

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