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Rousseau, un révolutionnaire conservateur ? 1/3

« Ce batteur d'estrade », s'écriait Charles Maurras. Depuis trois siècles, la droite convoque l'auteur du Contrat social au tribunal de l'histoire Au-delà des déformations et des incompréhensions, Alain de Benoist nous invite à une salutaire relecture d'un des penseurs politiques les plus importants des temps modernes.

Hobbes dit que l'état de nature était une sorte d'enfer, et que l'avènement du Léviathan lui a substitué une manière de paradis. Rousseau croit le contraire : la guerre de tous contre tous dont Hobbes faisait le trait dominant de l'état de nature correspond bien plus exactement à la société qu'il a sous les yeux, où chacun est devenu le rival et potentiellement l'ennemi de tous. Le point de départ du raisonnement de Rousseau tient tout entier dans ce constat que dans la société moderne l'homme est tout à la fois méchant et malheureux. « Or, il n'est pas naturel à l'homme d'être méchant et malheureux. Cette société est donc contre nature » (Pierre Manent). Il faut alors savoir comment l'homme moderne a été « dénaturé » et comment il pourrait se réapproprier son propre. Telle est la grande préoccupation de Rousseau, d'où il va tirer sa propre conception du contrat social et sa métaphore de l'« homme naturel ».

La société qu'observe Rousseau témoigne d'une aliénation généralisée, qui lui inspire les premières pages du Contrat social : « L'homme est né libre, et partout il est dans les fers. Tel se croit le maître des autres, qui ne laisse pas d'être plus esclave qu'eux »(1). La première phrase est la plus souvent citée, mais la plus intéressante est la seconde. Rousseau ne se borne pas en effet à dénoncer ceux qui exercent une domination sociale, il affirme d'entrée que ceux-ci sont tout autant « esclaves » que ceux qu'ils asservissent. De façon révélatrice, et bien qu'il soit de toute évidence un adversaire des hiérarchies d'Ancien Régime, Rousseau ne concentre donc pas ses attaques contre l'absolutisme royal. Observateur perspicace, il réalise (et en cela il est très avance sur son temps), que ce qui gouverne désormais le monde est l'« opinion ». L'opinion est une autorité sans organe, sans lieu d'exercice déterminé, mais dont l'influence se manifeste partout. Or, l'opinion, c'est d'abord l'inégalité, c'est-à-dire une distorsion pathologique des rapports sociaux.

La dénonciation des riches plus que des puissants

En cela, Rousseau manifeste une fois de plus tout ce qui le distingue des philosophes des Lumières. Alors que ces derniers ne cessent de vanter la société civile par opposition à l’Etat, parce qu'ils estiment que la société civile permet aux individus de réaliser leur liberté en se soustrayant au pouvoir politique et en devenant chacun la source des actions qu'ils jugent les plus conformes à leurs intérêts (l'Etat n'ayant plus rien d'autre à faire que garantir cette liberté), Rousseau se livre au contraire à une critique radicale de cette même société civile, où s'impose le type du bourgeois, cet homme qui dissocie radicalement son bien propre du bien commun, et qui, pour réaliser son bien propre, cherche à tirer le maximum de profit de l'exploitation d'autrui.

Rousseau réalise que le moteur de la société bourgeoise, c'est le souci de se comparer pour mieux paraître. « Se comparer note très justement Manent, tel est le malheur et le péché originel de l'homme de nos sociétés [...] L'homme qui se compare, c'est l'homme qui, dans ses rapports avec les autres, ne pense qu'à lui-même, et dans ses rapports avec lui-même, ne pense qu'aux autres. C'est l'homme divisé [...] D'où l'importance dans l'œuvre de Rousseau de la dénonciations des riches - des riches plus que des "puissants". Mais le riche n'est pas pour lui une catégorie économique il résume une société fondée sur la comparaison, c'est-à-dire sur le point de vue de l'inégalité entre des hommes qui ne se gouvernent plus »(2). « Si c'était ici le lieu d'entrer en des détails [...], écrit Rousseau, je ferais voir qu'entre [les différentes] sortes d'inégalités, les qualités personnelles étant à l'origine de toutes les autres, la richesse est la dernière à laquelle elles se réduisent à la fin, parce qu'étant la plus immédiatement utile au bien-être et la plus facile à communiquer, on s'en sert aisément pour acheter tout le reste »(3). Rousseau fait ici une distinction fondamentale entre l'amour de soi et l'amour-propre « Il ne faut pas confondre l'amour-propre et l'amour de soi-même, deux passions très différentes par leur nature et par leurs effets »(4). L'amour de soi est parfaitement normal et naturel, il s'apparente à l'instinct de conservation et tend à établir de justes relations d'« engagement réciproque » entre les hommes(5). L'esprit social en représente une extension. L'amour-propre, au contraire, s'épanouit surtout dans les sociétés corrompues, et les corrompt plus encore. S'apparentant à l’égoïsme narcissique, il est avant tout stimulé par une incessante comparaison de soi avec les autres, motivée par le désir de paraître et d'être bien considéré. Relevant à la fois de l'orgueil et de la vanité, il est source de destruction du lien social, source de cette guerre permanente de tous contre tous dont le libéralisme fait l'éloge en l'assimilant à une utile « concurrence ».

Récompenser à leur juste valeur les services rendus à la patrie

C'est de toute évidence l'amour-propre qui est responsable de la montée des inégalités que Rousseau juge à la fois moralement contestables et politiquement insupportables. Mais encore faut-il s'entendre sur cette critique de l'inégalité. Jean-Jacques n'est pas un adepte de cet « homme théorique » que Nietzsche associait à l'héritage socratique. Chez lui, la valorisation de l'égalité ne se confond nullement avec l'affirmation d'une égalité en nature de tous les hommes, mais prend plutôt la forme d'un appel à une sorte de réciprocité entre les individus assez proche du système du don et du contre-don. Loin de préconiser un égalitarisme niveleur, Rousseau souligne la nécessité de récompenser à leur juste valeur les services rendus à la patrie. Il ne veut nullement abolir toute hiérarchie, mais fonder les distinctions sociales sur l'utilité commune. Plus que d'instaurer l'égalité au sens propre, ce qui le préoccupe est de réduire le plus possible l'« extrême inégalité des fortunes ».

Rousseau est donc le premier à théoriser la forme nouvelle de servitude qui est la marque des sociétés modernes. Il n'est pas exagéré de voir en lui le premier critique de l'aliénation, c'est-à-dire du devenir hors-de-soi (ou étranger-à-soi) qui caractérise une « société civile » essentiellement régie par la domination de l'argent, où les sociétaires sont progressivement dépossédés de leur rapport naturel au monde et à autrui. « Aliéner c'est donner ou vendre », écrit-il(6). Premier à affronter directement la question de l'atomisation sociale suscitée par la diffusion des valeurs bourgeoises et marchandes, Rousseau est aussi le premier à percevoir la dialectique du progrès et de l'aliénation.

On n'a cessé d'accuser Rousseau de prétendre que la société n'est pas l'état naturel de l'homme, et qu'il convient d'en revenir à l'état de nature, conçu comme une sorte d'âge d'or ou de paradis perdu. C'est un contresens absolu. Non seulement Rousseau ne prône aucun « retour à l'état de nature », mais il affirme explicitement le contraire(7). Le passage de l'état de nature à l'état civil est pour lui irréversible. Aussi bien la question fondamentale qui se pose à lui n'est pas tant de savoir si la société est naturelle que de comprendre comment elle s'est corrompue. Rousseau s'interroge sur les raisons de cette évolution et se préoccupe des moyens d'en inverser le cours en régénérant la vie sociale et politique. Ce qu'il veut, c'est déterminer les moyens permettant à l'individu de se défaire de son égoïsme et de son amour-propre pour s'identifier au tout social, sans pour autant renoncer à sa liberté : « Trouver une forme d'association qui défende et protège de toute la force commune la personne et les biens de chaque associé, et par laquelle chacun, en s'unissant à tous, n'obéisse pourtant qu'à lui-même, et reste aussi libre qu'auparavant ». C'est la raison d'être du contrat social.

La vertu plutôt que l'intérêt propre

Tout comme Hobbes, qu'il critique si radicalement par ailleurs, Rousseau commet incontestablement l'erreur de ne pas croire à la sociabilité naturelle de l'homme, puisqu'il en tient pour un « état de nature » prépolitique et présocial. Il lui arrive pourtant d'écrire que « l'homme est sociable par sa nature, ou du moins fait pour le devenir »(8) et aussi que « ce n'est qu'en devenant sociable [que l'homme] devient un être moral, un animal raisonnable »(9). Mais c'est précisément parce qu'il ne conçoit pas les hommes comme naturellement sociaux qu'il s'affirme convaincu qu'une société qui conserverait ce trait de nature serait vouée à l'impuissance et à la division. Dans une telle société, dit-il, nul ne pourrait être ni moral, ni sincère ni même en sécurité. Rousseau exige donc que les individus soient « dénaturés », c'est-à-dire soustraits à l'individualisme et transformés en citoyens patriotes, vertueux et désintéressés, aimant leur cité plus qu'eux-mêmes et recherchant la vertu plutôt que leur intérêt propre.

Contrairement au contrat social de Thomas Hobbes (1588-1679), Rousseau exclut toute délégation de souveraineté aux gouvernants et exige l'institution du mandat impératif. Pour Rousseau, la souveraineté populaire est inaliénable. La représentation équivaut à une abdication.

Ce que Rousseau, dans son Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes, appelle état de nature est en fait un état de simple potentialité où sommeille la perfectibilité humaine. Cette notion de perfectibilité est essentielle, car c'est elle qui assure la médiation entre la nature et la culture. Elle n'a pas de contenu propre, mais permet à toutes les autres facultés de se manifester le moment venu. Rousseau veut montrer que l'homme se construit lui-même pour une large part, et que c'est en cela qu'il se distingue des animaux. La perfectibilité, dit-il, est cette « faculté qui, à l'aide des circonstances, développe successivement toutes les autres, et réside parmi nous tant dans l'espèce que dans l'individu, au lieu qu'un animal est, au bout de quelques mois, ce qu'il sera toute sa vie, et son espèce, au bout de mille ans, ce qu'elle était la première année de ces mille ans »(10). Rousseau semble par là anticiper sur l'anthropologie philosophique d'un Max Scheler ou d'un Arnold Gehlen : ce qui distingue l'homme de l'animal, c'est qu'il est un « être de manque » (Mängelwesen) dont les instincts ne sont pas programmés dans leur objet, un être inachevé et largement indéterminé dont la plasticité lui permet de s'adapter à toutes les situations. C'est ce qui conduit Rousseau à écrire que l'existence sociale humaine est plus le fait de l'histoire que de la nature. Les animaux n'ont pas d'histoire, alors que l'homme se construit historiquement. Le propre de la nature humaine est d'être vouée à la culture et, comme telle, à l'historicité. L'homme, en d'autres termes, est un être qui ne peut jamais s'arrêter à ce qu'il est. Il y a chez lui une capacité de dépassement, de sortie de soi, qu'on ne retrouve dans aucune autre espèce. La « perfectibilité » n'est rien d'autre que la faculté de changement qui est le propre de l'espèce humaine.

A suivre

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