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Hannah Arendt, Le mensonge en politique

Hannah Arendt, Du mensonge en politique (questions sur un extrait)

L'auteur :

Née en Allemagne, dans une famille juive, Hannah Arendt (1907-1975) s'inspire des bouleversements du XXème siècle pour fonder sa réflexion. Fuyant in extremis l'Allemagne nazie, exilée en France, puis aux Etats-Unis, influencée par Heidegger et Jaspers, liée à Walter Benjamin, cette femme, que l'on redécouvre aujourd'hui en France, nous a laissé une œuvre puissante, où le politique reprend ses droits.

image_0931521_20201010_ob_387a1f_du-mensonge-a-la-violence-2-51442.jpgL'oeuvre : Hannah Arendt propose une réflexion générale sur le politique, à travers ses concepts fondamentaux. Elle étudie le rôle du mensonge et des techniques d'intoxication, et la manière de les combattre. Elle développe sa réflexion sur la notion de violence, sur les relations entre une structure étatique et les formes de contestation qui peuvent s'y opposer : la désobéissance civile, dont elle montre le développement aux Etats-Unis, et son importance à côté des voies classiques de recours et de contestation ; la violence des révoltes, dans les pays gouvernés par un régime totalitaire où se développe la bureaucratie.

Quatre textes majeurs, proposant des analyses qui s'appuient aussi bien sur la tradition philosophique que sur l'actualité de notre temps - y voisinent Platon et un rapport du Pentagone -, enracinent ainsi une réflexion brillante dans le terrain des préoccupations contemporaines.

Extrait : 

"Il faut nous souvenir, quand nous parlons de mensonge, et particulièrement du mensonge chez les hommes d'action, que celui-ci ne s'est pas introduit dans la politique à la suite de quelque accident dû à l'humanité pécheresse.

De ce fait, l'indignation morale n'est pas susceptible de le faire disparaître. La falsification délibérée porte sur une réalité contingente ; c'est-à-dire sur une matière qui n'est pas porteuse d'une vérité intrinsèque et intangible, qui pourrait être autre que ce qu'elle n'est. 

L'historien sait à quel point est vulnérable la trame des réalités parmi lesquelles nous vivons notre existence quotidienne ; elle peut sans cesse être déchirée par l'effet de mensonges isolés, mise en pièces par les propagandes organisées et mensongères de groupes, de nations, de classes, ou rejetée dans l'oubli.

Pour que les faits soient assurés de trouver durablement place dans le domaine de la vie publique, il leur faut le témoignage du souvenir et la justification de témoins dignes de foi. Il en résulte qu'aucune déclaration portant sur des faits ne peut être entièrement à l'abri du doute - aussi invulnérable à toute forme d'attaques que, par exemple, cette affirmation : deux et deux font quatre.

C'est cette fragilité qui fait que, jusqu'à un certain point, il est si facile et si tentant de tromper. La tromperie n'entre jamais en conflit avec la raison, car les choses auraient pu se passer effectivement de la façon dont le menteur le prétend. 

Le mensonge est souvent plus plausible, plus tentant pour la raison que la réalité, car le menteur possède le grand avantage de savoir d'avance ce que le public souhaite entendre ou s'attend à entendre. 

Sa version a été préparée à l'intention du public, en s'attachant tout particulièrement à la crédibilité, tandis que la réalité a cette habitude déconcertante de mettre en présence de l'inattendu, auquel nous n'étions nullement préparés."

(Hannah Arendt, "Du mensonge en politique", 1971)

Commentaire de l'extrait :

Le thème du texte est le mensonge en politique. Selon l'auteure, il est facile et tentant pour les hommes politiques de tromper parce qu'aucune déclaration portant sur des faits ne peut être entièrement à l'abri du doute.

Elle avance les arguments suivants :

a) Le mensonge ne s'est pas introduit par hasard dans la politique.

b) L'indignation morale ne peut pas le faire disparaître.

c) Le mensonge porte sur des réalités contingentes et non sur des réalités nécessaires.

d) Les réalités dans lesquelles nous vivons sont vulnérables.

e) Cette fragilité fait qu'il est facile et tentant de tromper.

f) La tromperie n'entre jamais en conflit avec la raison.

g) Le mensonge est souvent plus plausible, et donc plus tentant, que la réalité.

L'auteure ne donne pas d'exemples.

Les "hommes d'action" sont les responsables politiques. Le mot "action" se distingue (sans forcément s'opposer) au mot "réflexion". "Que de choses il faut ignorer pour agir !", disait Paul Valéry.

Certains hommes d'action sont (heureusement) aussi des hommes de réflexion qui réfléchissent avant d'agir, savent s'entourer conseillers compétents, ce qui implique qu'ils ont l'humilité de ne pas se croire infaillibles, ont un code moral qui leur interdit d'obéir à la maxime "qui veut la fin veut les moyens".

D'autres, au contraire, qui ne sont peut-être pas les plus nombreux, mais sont souvent malheureusement les plus influents agissent sans penser aux conséquences de leur action, n'ont pas de conseillers ou ne les écoutent pas, suivent une idée fixe, à une idéologie, obéissent à des convictions personnelles. Jules César, Napoléon Bonaparte (l'ambition personnelle), Adolf Hitler (l'antisémitisme, la pureté de la race) étaient des hommes d'action. De nos jours, on peut qualifier d'hommes d'action des gens comme le président du Brésil Jair Bolsonaro, le président des Etats-Unis, Donald Trump, ou encore le président de la Turquie, Recep Erdogan.

"Le mensonge ne s'est pas introduit dans la politique à la suite d'un accident dû à l'humanité pécheresse" : Hannah Arendt refuse de donner au mensonge en politique une explication théologique.

Selon certains théologiens, le mensonge est lié au péché originel et à la chute de nos premiers ancêtres, Adam et Eve qui ont désobéi à Dieu en mangeant de l'arbre de la connaissance du Bien et du Mal. Avec la mort, la souffrance de l'enfantement, la domination de l'homme sur la femme et le dur travail, le mensonge est entré dans le monde. Le tentateur, le diable est appelé dans la Torah et dans les Evangiles "le père du mensonge" ("Vous serez comme des dieux"). Hannah Arendt refuse de faire du mensonge une essence métaphysique. Elle se montre ici fidèle à Machiavel et à la tradition humaniste : le mal ne vient pas du diable, mais des hommes et si une part vient du diable (de forces surnaturelles), nous ne pouvons en saisir que les effets humains et faire la part de la responsabilité humaine.

L'indignation morale n'est pas susceptible de faire disparaître le mensonge parce qu'elle intervient après coup (et souvent trop tard) quand le processus déclenché par le mensonge est déjà entamé. On peut dire aussi que l'indignation morale est le fait d'individus isolés, par exemple les lanceurs d'alerte comme Julian Assange, et fragiles par rapport aux puissants intérêts auxquels ils s'attaquent. L'indignation morale relève de l'éthique, parfois du droit, mais, comme l'a remarqué Pascal dans les Pensées, la justice et la vérité sont sans force, alors que le mensonge a la force de son côte.

"Contingente" est le contraire de "nécessaire". Une réalité contingente est une réalité qui aurait pu ne pas être". Certains pensent que les événements qui se déroulent dans la vie des nations et des individus sont nécessaires, qu'ils n'auraient pas pu ne pas se produire et tendent vers une fin (Hegel par exemple), d'autres qu'ils sont "contingents", qu'ils auraient pu ne pas se produire ou se produire autrement.

Duns Scott, théologien du Moyen-Âge qu'Hanna Arendt connaissait bien explique que nous avons tendance à croire que les événements historiques sont nécessaires parce que nous nous situons après leur réalisation et non avant. Prenons par exemple l'attaque terroriste sur les tours jumelles à Manhattan (New-York). Les uns prétendent que cette attaque était contingente, qu'elle aurait pu ne pas se produire, mais d'autres prétendent qu'elle s'est produite nécessairement, en vertu d'un enchaînement de causes et d'effets soumis à un strict déterminisme.

Nous disons que les événements historiques sont "contingents" parce que nous ne connaissons pas toutes les causes de ces événements et que nous ne prenons pas en considération la "fatalité" de leur enchaînement.

Cependant, pour Hannah Arendt, comme pour Duns Scott, dire que les événements se produisent nécessairement revient à décharger les individus et les peuples de leurs responsabilités.

Note : Dans La Vie de l'Esprit, Hannah Arendt consacre un chapitre entier, le chapitre 12, à Duns Scot "le philosophe de la contingence", auquel elle rend un hommage appuyé. L'enjeu pour Duns Scot est de "sauvegarder la liberté" et l'on sent bien qu'elle partage le souci du "docteur subtil". A propos des deux dernières guerres, elle s'étonne par exemple que la plupart des historiens évoquent ces événements comme s'ils n'eussent pas pu ne pas se produire, "chaque théorie sélectionnant une cause unique". Or, remarque Hannah Arendt "rien n'est plus plausible que la coïncidence de plusieurs causes, auxquelles une dernière est venue s'ajouter ; dans la "cause contingente" des deux explosions." (p. 446)

L'illusion de la nécessité vient du fait que nous considérons les événements une fois qu'ils se sont produits et nous avons du mal à nous débarrasser de l'idée qu'ils eussent pu ne pas se produire ou se produire autrement. "Tout ce qui est passé est absolument nécessaire." affirme Duns Scot, mais ce n'est pas pour autant que tout ce qui s'est passé s'est produit nécessairement : "Tout ce qu'on peut dire de l'actuel c'est que, de toute évidence, il n'était pas impossible ; on ne pourra jamais prouver qu'il était nécessaire, pour la seule raison qu'il se révèle maintenant infaisable d'envisager un état de fait dans lequel il ne s'était pas produit." (p. 447)

Exemple de vérité intrinsèque et "intangible" : les vérités mathématiques, comme 2 + 2 font 4 (exemple donné par Hannah Arendt) et peut-être, dans une certaine mesure, les vérités scientifiques établies, bien qu'elles puissent être remises en cause à l'avenir.

La trame des réalités dans lesquelles nous vivons notre existence quotidienne est vulnérable parce qu'il y a, comme disaient les stoïciens une quantité de choses qui ne dépendent pas de nous, par exemple la guerre et la paix, les traités commerciaux, les armes de destruction massives, les intérêts économiques (pétrole, industrie d'armement, etc.) les décisions de ceux qui nous gouvernent, etc.

L'historien est particulièrement bien placé pour le savoir parce qu'il vit à deux niveaux différents : celui de l'homme ordinaire qui existe dans le présent. Ses regrets, ses espoirs et ses soucis portent habituellement sur des réalités personnelles et concrètes et son métier d'historien, qui l'oblige à considérer l'universel et à insérer le particulier dans l'universel et donc à dépasser le particulier. Ayant étudié par exemple les causes de la Première Guerre mondiale, il est bien placé pour constater la vulnérabilité des réalités dans lesquelles les hommes vivent leur existence quotidienne. L'homme de la rue qui vaquait à ses occupations ordinaires, le futur poilu, la future ouvrière d'une usine d'armement n'avaient aucune prise sur le déroulement des événements (les système d'alliance, l'attentat de Sarajevo, etc.)

Les différentes formes de mensonges sont :

a) Les mensonges isolés, par exemple certains "tweets" du président Trump sur de prétendues fraudes électorales à venir, les "fake news", etc.

b) Les propagandes organisées et mensongères. Hannah Arendt fait allusion aux deux grands phénomènes totalitaires qui ont marqué le XXème siècle : le nazisme et le communisme, mais aussi à la propagande américaine pendant la guerre du Vietnam.

c) l'oubli, la négation des faits, le négationnisme, par exemple l'effacement sur une photographie de Léon Trotski, à côté de Lénine durant la révolution d'octobre par les services de propagande de Staline ou l'affirmation selon laquelle "les chambres à gaz n'ont jamais existé".

Selon Hanna Arendt, les deux conditions pour que les faits soient assurés de trouver durablement place dans le domaine de la vie publique sont : a) le témoignage du souvenir ; b) la justification de témoins digne de foi. Ces deux conditions sont elles-mêmes vulnérables, par exemple le souvenir peut s'estomper, les témoins des événements disparaissent progressivement, d'où la nécessité de ce que l'on appelle le "devoir de mémoire". Les faits ne sont pas assurés de trouver durablement place dans le domaine de la vie publique ; risquent de sombrer dans l'oubli si les "hommes d'action" le souhaitent et si nous ne faisons pas l'effort de nous souvenir. L'enjeu n'est pas seulement le souvenir des événements passés, mais d'éviter que certains phénomènes ne se reproduisent plus dans l'avenir, comme le totalitarisme, les persécutions antisémites, etc.

Aucune déclaration portant sur des faits ne peut être à l'abri du doute parce que nous n'avons pas la possibilité de vérifier l'authenticité des faits ; nous sommes souvent obligés de croire les hommes politiques sur parole et nous ne sommes pas toujours capables de discerner entre le vrai et le faux.

Si, avec Thomas d'Aquin, l'on définit la vérité comme l'adéquation entre le jugement et le réel (adequatio rei et intellectus), nous n'avons pas toujours prise sur le réel. Nous sommes quotidiennement bombardées d'informations souvent contradictoires dont n'avons pas la possibilité de vérifier l'authenticité. Ce phénomène est amplifié par les moyens modernes de communication comme Internet et les réseau sociaux (Facebook, Tweeter).

L'exemple que donne l'auteur de déclarations invulnérables à toute forme d'attaque sont les énoncés mathématiques. Mais le problème est que les énoncés mathématiques sont formellement vrais, mais ne correspondant à rien de réel (quand je dis 2+2=4, il peut s'agir indifféremment de 2 hommes ou de deux fourmis).

Les mathématiques sont sans doute des modèles de rigueur, mais il n'est pas sûr qu'ils puissent nous servir à nous orienter dans le monde des faits. Le monde des nombres est en effet "invulnérable à toutes forme d'attaque", du moins à certaines conditions (adhérer aux vérités mathématiques), mais le monde de la nature (la physique) l'est déjà un peu moins et les événements historiques encore moins.

L'assertion : "Neil Armstrong a posé le pied sur la lune le 21 juillet 1969" n'est pas du même ordre que "2+2=4" et elle a d'ailleurs été contestée, comme l'attaque du 11 septembre sur les tours jumelles et sur le Pentagone et bien d'autres "faits" historiques. La raison en est que nous ne pouvons pas être personnellement témoins des événements qui sont "médiatisés" par les livres d'Histoire et les documents d'archives et que nous sommes obligés de croire les témoins sur parole.

C'est la raison pour laquelle il est si facile et si tentant de tromper. Il est facile de tromper parce que nous n'avons pas toujours la possibilité de vérifier l'exactitude, l'authenticité, la réalité des faits et il est tentant de le faire parce que la manipulation des faits peut permettre aux "hommes d'action" d'assoir leur pouvoir.

La tromperie n'entre jamais en conflit avec la raison parce que les faits allégués sont souvent vraisemblables et argumentés. Les menteurs prennent soin de donner des "preuves" de ce qu'ils avancent et de ne pas avancer des faits et des arguments qui paraitraient totalement aberrants pour la majorité des gens dotés d'un minimum de bon sens.

On peut donner comme exemple les allégations de Staline selon lesquelles le massacre des officiers polonais dans la forêt de Katyn avait été perpétré par les nazis. Ces allégations étaient fausses (le massacre fut perpétré par les soviétiques), mais vraisemblables (les armes étaient allemandes).

Plus près de nous, les allégations du gouvernement américain, à la veille de la deuxième guerre du Golf et pour justifier l'intervention en Irak, selon lesquelles l'Irak était doté d'armes de destruction massives. Les Américains ont fourni de prétendues "preuves" qui ont convaincu de nombreux Américains et d'Européens de la vérité de ces allégation parce que, à défaut d'être vraies, elles étaient vraisemblables.

En réalité, le président des USA, George W. Bush, savait parfaitement que l'Irak ne disposait pas d'armes de destruction massive, mais il avait besoin du soutien de l'opinion public pour légitimer l'invasion de l'Irak pour abattre le régime de Saddam Hussein. On voit bien ici comment le mensonge sert à légitimer la violence et l'idée d'une "guerre juste".

Hannah Arendt affirme que le mensonge est souvent plus plausible, plus tentant pour la raison, que la réalité. Le mensonge est souvent plus plausible que la réalité parce que "la réalité dépasse (souvent) la fiction", elle n'est pas toujours vraisemblable. Par exemple, la plupart des hommes du début du XIXème siècle aurait jugé invraisemblable qu'un homme marche un jour sur la Lune. Un homme de notre époque dont la raison et l'expérience seraient restées semblable à celle d'un homme du début du XIXème siècle pourrait effectivement être tenté de nier qu'un homme ait posé le pied sur la Lune.

C'est pourquoi aussi la réalité, selon l'auteur est moins plausible que le mensonge. Selon elle, "la réalité a cette habitude déconcertante de mettre en présence l'inattendu, auquel nous n'étions nullement préparés". Nos parents, nos grands-parents, nos arrière grands-parents n'étaient pas préparés à l'attentat de Sarajevo, à la rupture des accords de Munich, à la "Blitz Krieg", pas plus que nous n'étions préparés aux attentats du 11 septembre 2001.

"Le mensonge est souvent plus plausible, plus tentant pour la raison que la réalité. L'avantage du menteur est qu'il connaît les désirs du public et sait ce qu'il souhaite entendre. Sigmund Freud distingue entre l'erreur et l'illusion. L'erreur vient de l'entendement, de la raison, on peut la dissiper par des arguments rationnels (2+2=4), mais l'illusion, vient du désir, du monde obscur de l'affectivité, des sentiments, des intérêts, des émotions. Elle est beaucoup plus difficile à extirper.

Les menteurs ont l'habileté de flatter les illusions du public, tout en ayant soin de rester "plausibles". Un grand nombre de gens ne croient qu'à ce qu'ils ont envie de croire, n'écoutent que ce qu'ils ont envie d'entendre. Les "hommes d'action", les démagogues, en tant qu'experts dans la manipulation des masses le savent parfaitement et ajustent leurs discours aux attentes du public.

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