Ils dénoncent, dans une tribune, le « lynchage » dont serait victime l'un de leurs collègues de Paris-1, après un cours controversé sur le mariage pour tous.
Une dizaine de professeurs de droit (*), parmi lesquels le constitutionnaliste Olivier Beaud (Paris 2-Panthéon-Assas) et le civiliste Rémy Libchaber (Paris-1-Panthéon-Sorbonne) dénoncent, dans une tribune transmise au Point, le « lynchage médiatique » et la mise « au pilori » de leur collègue Aram Mardirossian. Cet historien du droit de Paris-1 a suscité une vive polémique après son cours d'histoire du droit de la famille, le 29 septembre, dans lequel il revendiquait haut et fort son hostilité au mariage pour tous, avant de se lancer dans une improbable comparaison chevaline : « Donc, il va y avoir forcément quelqu'un, un jour, qui va aller devant un tribunal et qui va dire : “Voilà, je suis discriminé, j'ai une jument, je l'adore, je ne peux pas l'épouser, c'est un scandale. C'est une discrimination !” » avait-il lancé à ses étudiants de L2. Le cours avait été filmé par l'un d'eux et aussitôt mis en ligne sur les réseaux sociaux, déclenchant une avalanche de réactions hostiles, sur Internet, de nombreux militants LGBT, dénonçant notamment « une comparaison scandaleuse entre homosexualité et zoophilie ».
Depuis, la boîte mail de cet enseignant-chercheur, spécialiste de l'histoire du droit arménien, agrégé des facultés de droit et directeur d'études à l'École pratique des hautes études, est saturée de messages d'insultes. Il n'a pas remis les pieds à la fac et assure ses cours en visioconférence, certains étudiants l'ayant menacé de venir « bordéliser son amphi », s'il s'aventurait à y remettre les pieds. Le parquet de Paris a ouvert une enquête préliminaire pour examiner la possibilité d'éventuelles poursuites pour « injures homophobes » ; l'administrateur provisoire de l'université Paris-1, Thomas Clay, a « condamné » ses propos par voie de communiqué ; certains de ses collègues réclament à présent sa suspension et un renvoi en conseil de discipline.
« Une chasse à l'homme », dénoncent ses soutiens. « Nous ne sommes pas dans une défense corporatiste, pas non plus dans un débat politique pour ou contre le mariage pour tous. Ce que nous défendons, c'est la liberté académique, la liberté d'expression de l'enseignant-chercheur », confie le Pr Libchaber, l'un des coauteurs de la tribune.
« Lynchage »
Celle-ci revient d'abord sur l'affaire : « La scène médiatique s'est récemment emballée à propos de la diffusion d'extraits d'un cours donné à l'université de Paris-1, où un professeur d'histoire du droit exprimait d'une manière incisive son analyse de l'ouverture du mariage aux personnes de même sexe et sur l'évolution contemporaine du droit de la famille. Il fut aussitôt lynché publiquement, les médias relayant ad nauseam qu'il aurait comparé l'homosexualité à la zoophilie. Les autorités suivirent l'opinion publique, comme toujours dans ce genre de circonstances, et l'université de Paris-1 – en pleine campagne électorale – ne manqua pas de stigmatiser son enseignant avec la complicité de quelques collègues zélés. Le parquet est désormais saisi des propos litigieux », rappellent les signataires.
« La messe est-elle dite ? À présent que l'émoi médiatique se dissipe, il est temps d'analyser objectivement les faits, de les évaluer et d'essayer de comprendre ce qui se joue devant nos yeux », suggèrent-ils. « Dans son cours, l'enseignant a évoqué le « mariage homosexuel » auquel il n'est pas favorable, tout en admettant qu'on puisse l'être. Il a relevé que l'ouverture du mariage aux personnes de même sexe a été consacrée par le jeu du principe de non-discrimination, ce qui n'est guère contestable. Or, ce principe lui paraît dangereux en ce qu'il peut mener à tout : d'où un développement, a priori surprenant, sur l'éventualité d'un mariage entre un homme et un animal, qui, selon lui, pourrait être une conséquence lointaine de la combinaison entre l'usage fait de l'interdiction des discriminations et la reconnaissance hypothétique d'une personnalité de l'animal », analysent-ils.
« Café du commerce »
Les auteurs de la tribune n'approuvent pas vraiment les développements hasardeux de leur collègue et ils le disent : « En réalité, l'enseignant s'est laissé aller à une improvisation fort peu brillante, car entachée de nombreuses approximations. Son propos, par certains côtés, fait penser à une discussion de café du commerce. On pourrait en effet s'attendre à ce qu'un professeur s'exprime plus rigoureusement lorsqu'il avoue lui-même aux étudiants : “Là, je vais être un peu polémique” et que, par exemple, il ne se lance pas dans l'évocation d'un mariage entre un homme et un animal en évacuant totalement la question centrale du consentement », admettent-ils. « Sur le fond, son discours est seulement discutable, comme toujours lorsqu'on envisage l'aboutissement lointain d'une évolution que l'on s'efforce de décrypter. C'est ce qui a incité quelques personnes, qui ne sont pas forcément d'accord avec ces propos, voire qui contestent l'analyse même qui les fonde, à défendre, à travers l'enseignant critiqué, l'atteinte grave à la liberté académique résultant de la mise en cause dont il fait l'objet depuis que ses propos ont été diffusés dans des conditions d'ailleurs illégales, car les étudiants n'ont pas le droit de diffuser un cours sans l'autorisation de son auteur », dénoncent-ils.
« Dans cette affaire, ce qui est en jeu, ce n'est rien moins que la liberté d'expression du professeur face à ses étudiants (in the classroom, disent les Américains). En réalité, le professeur cloué au pilori a seulement exprimé son opinion sur l'évolution de la législation en matière de famille et de filiation. Il a ironisé sur les effets potentiels du principe de non-discrimination, conjugué à la reconnaissance demandée par certains de la personnalité juridique des animaux, en adoptant un raisonnement par l'absurde. Dire qu'il a comparé l'homosexualité à la zoophilie, c'est n'avoir pas compris ses développements, ou les déformer volontairement. Que les médias ou les réseaux sociaux reprennent en boucle cette présentation erronée n'étonnera personne puisqu'ils ne sont, pour ceux-ci, et ne sont plus guère, pour ceux-là, que des chambres d'écho », plaident les signataires.
Droit de critique
« Cette affaire pose donc dans toute sa gravité la faculté qui doit être reconnue à un professeur de critiquer l'évolution du droit positif et d'user de provocation pour faire réfléchir les étudiants. C'est cette liberté que le lynchage médiatique dont a été l'objet cet enseignant remet en cause frontalement. Or, l'enseignant en question a déclaré à ses étudiants de façon liminaire la nature « polémique » de ses propos. Il a donc pris la précaution de distinguer soigneusement son opinion personnelle de l'exposé du droit positif et de son histoire. C'est ce qui arrive tous les jours dans les cours de droit où l'enseignant peut être amené à livrer aux étudiants son opinion sur la règle, légale ou jurisprudentielle. La liberté de l'universitaire doit lui permettre de déranger son auditoire, si sa compréhension d'un phénomène, d'une réglementation, d'un procédé, d'une technique le conduit à identifier en son sein des faiblesses, des contradictions, des dangers. Voudrait-on limiter l'office des professeurs de droit à la seule présentation, sans commentaire, du droit positif ? Ne sont-ils pas là d'abord pour stimuler la réflexion de leurs étudiants ? Par ailleurs, que deviendrait un enseignement universitaire s'il devait ménager constamment la « sensibilité » d'un auditoire d'étudiants forcément divers ? », s'interrogent pour finir les « avocats » du Pr Mardirossian.
Improvisation
« Ce qui est en jeu dans la présente mise en cause du professeur d'histoire du droit à partir d'un extrait de son enseignement, c'est ce qui doit constituer le cœur même de l'enseignement supérieur : la liberté, dans la déconstruction des mécanismes, d'en présenter la critique, même radicale, sans que l'on ait à juger de sa pertinence. Remettre en cause cette liberté, c'est succomber à une police de la pensée dont certains s'érigent en vigilants gardiens. Ajoutons que le caractère oral des enseignements, si menacé actuellement du fait de la crise sanitaire, suppose une part d'improvisation, au risque d'imperfections. Veut-on que l'enseignement supérieur se ramène à une récitation de textes écrits, soigneusement relus d'avance par un avocat spécialiste du droit de la presse, se bornant à décrire le droit en vigueur ? L'intérêt des étudiants et celui de la nation n'y trouveraient pas plus leur compte que celui des enseignants », concluent-ils.
* Signataires :
Olivier Beaud (université Paris-2),
Jean-Marie Denquin (émérite, Paris-10),
Yann-Arzel Durelle-Marc (Paris-13),
Rémy Libchaber (Paris-1),
François-Xavier Lucas (Paris-1),
Thierry Revet (Paris-1),
François-Xavier Testu (université de Tours),
Patrick Wachsmann (Strasbourg).- Source : Le Point