Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

Enseignement médical : le triomphe de l'idéologie du médicament (texte de 2013)

Enseignement médical le triomphe de l'idéologie du médicament.jpeg

Depuis 2004, le concours de l'internat a été remplacé par des Épreuves classantes nationales (ECN) Un examen attentif des sujets montre l'ampleur de la dérive de l'enseignement médical.

L'examen des sujets de concours est édifiant. Huit des neuf « dossiers » de l'internat, maintenant dénommé Épreuves classantes nationales (ECN), comportent un bilan biologique des cas de patients soumis à la réflexion des candidats. La plupart sont complétés par une imagerie. Ils relèvent presque en totalité des urgences hospitalières. Les annotations relatives à la pâleur tégumentaire, aux bruits respiratoires ou cardiaques, à la palpation abdominale sont rarissimes. Les douleurs provoquées à l'effort, aux mouvements actifs ou passifs, à la flexion ou à l'extension, sont inexistantes. Aucune douleur n'est localisée précisément, et la distinction entre les algies vasculaires, organiques, sensitives, musculaires ou articulaires n'existe plus. Cet ensemble de constats résume l'état de l'enseignement médical, qui semble avoir à peu près tout abandonné de la clinique classique.

Il y a tout d'abord abandon de l'étude de la localité du pathos : l'anatomie n'est plus qu'une matière à concours de première année, limitée aux membres supérieurs et inférieurs, et souvent à la moitié seulement. Et encore seuls subsistent les enseignements des pièces osseuses, des articulations, éventuellement des niasses musculaires, mais le viscéral, le neural et le vasculaire n'existent apparemment plus comme sources de problèmes physiquement situés.

L'abandon des vertus du métier de thérapeute

On constate en outre un abandon de l'étude de la légalité du pathos; la physiologie, fût-ce celle de Claude Bernard, n'est plus enseignée que sur les marges, du côté de la solution médicamenteuse du problème à traiter, et non du côté du processus perturbateur qu'il convient d'enrayer; l'analyse de cette dernière étape exigerait que soient maîtrisés les circuits neuraux sympathiques et parasympathiques, les réalités articulaires, radiculaires, organiques, hormonales, ainsi que l'analyse des moteurs de la perfusion sanguine, toutes choses oubliées.

L'abandon de l'étude de la généricité du pathos est elle aussi à déplorer. Celle-ci est évidente dans les cas trauma-tiques, mais manque d'être analysée dans tous les autres cas. Pour prendre un cas extrême la statistique ne suffit pas à établir une équation tabac = cancer, tant que la même approche ne permet pas de comprendre pourquoi de gros fumeurs nonagénaires meurent d'autre chose. La statistique, aujourd'hui dominante, n'est pas une preuve causale mais un constat de corrélation, ce qui n'est pas de même nature. Il y a là une confusion entre les statistiques de santé publique et l'analyse du problème propre du patient singulier.

Globalement, le passage du recrutement d'étudiants en médecine dans les classes de philo-latin-grec, ce qui était le cas au siècle dernier, au recrutement dans les classes de baccalauréat S, où l'on se contente de répéter ce qu'il faut savoir sans inventer de solution personnelle, est l'une des sources de la dérive de l'enseignement médical. Le fin du fin est la répétition ad nauseam de l'équation symptôme -> médicament, sans analyse du processus causal incriminé. La médecine n'est plus, de la part du thérapeute, une forme de pensée, mais une forme obvie de répétition de procédures non liées entre elles, encadrées par des protocoles.

On peut ajouter à cela que les trois vertus principales du métier de thérapeute consistent en une certaine pratique de l'altruisme, de l'observation et de l'imagination. Les concours de première année sélectionnent, à l'inverse, ceux qui se réjouissent du fait que, lorsque le voisin d'amphi éternue, il loupe trois lignes de notes importantes pour le concours que les questions de concours sont toutes posées par des QCM qui ne mesurent jamais les capacités d'observation et d'imagination des candidats que la palpation - observation basique à partir de laquelle on peut commencer à penser par soi-même ne figure jamais au programme des concours ou des questions posées durant les quatre premières années de médecine. Ce qui assure par avance le triomphe de solutions médicamenteuses accolées à des problèmes mal posés.

En résumé, l'examen rapide des sujets proposés aux ECN montre que la sélection porte sur des cas de médecine d'urgence n'ayant guère de rapports avec l'essentiel de l'exercice de la médecine de ville. Cette dernière est de plus en plus négligée, et les urgentistes se plaignent des encombrements hospitaliers injustifiés. La sélection fonctionnant précisément dans le sens de cet encombrement-là, il n'y a guère à s'en étonner. Cette orientation va devenir prédominante. Pour baisser les coûts des copies, le ministère de la Santé prévoit une informatisation des épreuves (et surtout des corrections) des ECN à partir de la session de juin 2016. La modification du contrôle des connaissances dans le cursus des études, par mots-clés repérables, ne va pas non plus améliorer la formation. Il ne restera plus aux patients que d'adopter une anatomie et une physiologie par mots-clés pour assurer le triomphe de l'idéologie du médicament salvateur, réputée seule capable de faire retourner le patient à son état naturel, supposé originaire et pacifié.

Jean-François Gautier éléments N°148

Les commentaires sont fermés.