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La diabolisation, technique du diable

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Le mot diabolisation sonne étrangement à nos oreilles. C’est un terme péjoratif, mais la société utilise sans cesse ce mécanisme pour se protéger, validé des comportements collectifs, en excluant ceux qui ne partagent pas, ou protéger l’idée républicaine, qui ne peut être une idée forte que moyennant la diabolisation de ceux qui ne la reçoivent pas.  Par l'Abbé G. de Tanoüarn

On peut difficilement majorer l'importance de la diabolisation comme comportement social. Elle est partout, autour de nous et en nous. Pour le comprendre, on peut d'abord remonter à la suggestion de Jean-Jacques Rousseau dans le Contrat social réaliser l'unanimité des citoyens autour du projet républicain, et exclure de la cité, par l'exil ou par la mort, ceux qui ne partagent pas la même conception de l'État. Jean-Jacques, en rêvant tout seul à un parfait édifice de bonheur politique, a créé les conditions théoriques de la terreur. À travers ses réflexions, on a fondé non pas une démocratie exprimant la volonté de la majorité des électeurs, mais une « république » représentant l'unanimité présumée des citoyens, une unanimité qui par définition est devenue incontestable, diabolisant tous ceux qui revendiqueraient une autre pensée ou d'autres convictions que les siennes. C'est ainsi que le diable est devenu moderne il s'est agi de transformer en diable (diaboliser) tout ce qui n'était pas progressiste. Résultats ? On a compté les morts par dizaines de millions, sur tous les continents. Le XXe siècle a été le siècle le plus sanglant, au nom de la diabolisation des opposants.

Mais si Jean-Jacques Rousseau, sous le nom de République, a inventé la politique moderne, ce n'est pas lui qui est à l'origine du mécanisme de la diabolisation. Les travaux de René Girard, l'anthropologue chrétien bien connu, ont permis de souligner que les sociétés archaïques déjà fonctionnaient au nom de la diabolisation. C'est la culture du tous contre un qui permet à la société de durer au nom des mêmes haines. Sur le dos des mêmes victimes. Pour durer la société archaïque doit inventer ce que le Livre du Lévitique dans la Bible appelle des boucs émissaires. Le bouc émissaire est mis à mort par l'unanimité vociférante des membres de telle communauté ou de telle horde comme beaucoup plus tard l'écrit La Fontaine dans Les animaux malades de la peste : « On crie haro sur le baudet. C'est lui ce pelé, ce galeux dont vient tout le mal ». Le baudet est chargé de « tous les péchés d’Israël ». Et c'est pourquoi il mérite la mort. Le mettant à mort (lui infligeant une mort sociale), les autres animaux ont désormais au moins une chose en commun, ce meurtre collectif, ce sang dans lequel ils ont tous trempé.

On a longtemps estimé, sous l'influence de la pensée grecque puis de la pensée chrétienne que les sociétés étaient unies par un bien commun, engendrant un idéal de vie vraiment partagé. En revanche, dans les sociétés archaïques, les hommes ne partageaient pas vraiment un bien commun, ils survivaient ensemble, ce qui impliquait certes une forme de solidarité, mais ils n'avaient vraisemblablement pas une idée de l'homme assez précise pour que cela se traduise par la recherche commune d'une forme de bien. Et c'est ainsi que la haine commune, la haine de l'ennemi remplaça l'amour du bien. On se souvient du film Apocalypto de Mel Gibson : ce réalisateur montre comment la civilisation maya reposait sur la mise à mort sacrificielle de populations ennemies. Pour les Mayas, c'est le sang des victimes qui faisaient tourner l'univers. Dans cette perspective archaïque, c'était le sacrifice humain, forme pure de la diabolisation, qui garantissait l'unité et la vitalité des sociétés mayas, reposant tout entière, religieusement, métaphysiquement, sur ce meurtre collectif.

Liquidation du bien commun

Il y a deux types de diabolisation la diabolisation qui protège une société existante ou bien celle qui la fait exister Ces deux types de diabolisation renvoient à deux contextes différents, celui d'une société croyante, qui protège l'unité de sa foi en éliminant ceux qui ne la partagent pas, et une société archaïque où la croyance ne s'est pas encore développée socialement, et qui s'invente elle-même autour du sacrifice rituel d'un bouc émissaire, avec la violence que représente forcément la mise à mort de la victime.

Aucune de ces deux formes de société n'est exempte d'une violence collectivement partagée. La première, la société croyante, a inventé par exemple les sacrifices de gladiateurs offerts à la déesse Rome par un Pontifex maximus on peut dire aussi qu'elle a inventé le tribunal de la sainte Inquisition et les bûchers qui l'ont accompagné. Les jeux de cirque et l'inquisition, voilà deux institutions qui n'ont rien de commun mais qui sont socialement comparables. Leur cruauté doit être mise en question mais leur fanatisme a servi à protéger une précieuse unité d'idéal - idéal de la romanitas, idéal de la christianitas.

Quant au second type de société, le plus ancien, la société archaïque, elle repose tout entière sur les haines communes et la diabolisation des « autres », d'où par exemple la constance des guerres tribales dans ce monde archaïque et le mépris de la vie de l'ennemi.

La première diabolisation peut disparaître dans la mesure où l'idéal commun ne serait plus mis en cause. La seconde diabolisation - la diabolisation archaïque - est inévitable dans les sociétés où la foi commune n'existe pas.

Arrivé à ce point de notre raisonnement, le parallèle s'impose entre les sociétés archaïques et les sociétés sécularisées dans lesquelles nous vivons aujourd'hui. En effet, les sociétés contemporaines ont réclamé la disparition de toute foi commune, que ce soit la foi dans le destin national ou la foi dans le Christ. Elles ont fait de cette disparition un signe du progrès moral, une victoire contre l'obscurantisme ou le fanatisme médiéval. Elles se sont targuées de ne vivre que de la prospérité matérielle et de fait la prospérité des société occidentales continue d'attirer des migrants... Mais ces sociétés traversent une crise d'identité sans précédent elles ne se reconnaissent plus elles-mêmes puisqu’elles ont consciemment liquidé tout bien commun. C'est le sens de la formule de M. Macron : « Il n’y a pas de culture française ». Il voulait dire il n'y a pas de bien commun, dépassant le bien égoïste de chaque citoyen français, qui est d'ailleurs membre d'un ensemble plus vaste l'Europe, elle-même participant au concert des institutions mondiales. Dans une société sans idéal social et sans identité, la violence est l'attitude la plus fondamentale et l'union de tous, c'est la thèse de René Girard, se fait toujours contre une catégorie de personnes...

Retour à l'archaïsme social

Est-il vrai que nous sommes dans cette société qui, ne se reconnaissant aucun idéal social, se condamne à la violence endémique ? L actualité met en scène en grande pompe le jugement des complices de la tuerie de Charlie Hebdo et de l'hypercacher de Vincennes. Cet événement nous dicte une réponse possible oui nous sommes une société sécularisée, une société sans foi commune. Mais nous avons un idéal social commun. Assurément c'est la liberté. Ce qui sert de ciment social et de bien commun à une société qui depuis des décennies n’a pas voulu en avoir c'est justement cette liberté. « Je suis Charlie » nous a-t-on fait répéter en ce sens. Nous sommes tous des déboulonneurs.

Cette réponse ne vaut que tant que l'on accepte l'optimisme libéral, qui imagine construire sur une liberté qui ne sait que détruire. Utopie On voit bien que Charlie ne peut pas, ne peut plus être un idéal français, que le mépris systématique de toutes les formes de foi ne peut pas être l'attitude dans laquelle se retrouvent tous les Français, que ce nihilisme devenu une attitude, est absolument vide. Nous n'avons plus de foi commune, ni la foi chrétienne que beaucoup ont voulu éradiquer de ce pays, ni la foi en la liberté dans laquelle beaucoup ne se reconnaissent pas et qui, comme toutes les fois athées est une foi vide.

Qu’est-ce qui nous constitue ? Nous n'avons plus d'idéal commun. Nous sommes dans une société qui vit d'abord de l'union de tous contre les diabolisés du moment, un peu comme les sociétés archaïques vivaient de la lutte contre leurs ennemis. Nous avons besoin d'ennemis le fasciste, le nazi, le communiste, ceux-là sont un peu usés. Le mâle français de 50 ans hétérosexuel, qui est un salaud parce qu'il a réussi, le migrant parce qu'il pense qu'il a droit aux biens de tous. Et puis, depuis le confinement, il y a encore l'homme qui refuse de porter un masque.

Ce qui apparaît dans ce phénomène de la diabolisation, c'est que nous sommes face à une violence de plus en plus prégnante, à mesure que disparaît la foi commune (foi en Dieu ou foi en la France). Ne nous étonnons pas si le couteau de boucher manié comme un coupe-coupe dans la jungle, mais tourné contre des humains, est censé rendre la justice d'Allah. Nous revenons à une société archaïque où la violence aveugle a déjà diabolisé tout ce qu'elle touche pour se justifier elle-même. Il me semble qu'un chrétien face à ce spectacle de la haine doit s'abstenir de toute forme de diabolisation : la diabolisation parce qu’elle justifie la violence est partout et toujours l'œuvre du diable.

photo : La violence envers un bouc émissaire fonde l'unité des sociétés archaïques... et contemporaines. « Le premier meurtre et la fondation de la première culture ne font qu'un » expliquait René Girard, comme l'illustre très bien le film de Mel Gibson Apocalypto (2007). Un cercle diabolique que le message évangélique était venu briser…

Monde&vie 7 octobre 2020 n°991

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