L'univers des médias serait-il paradoxalement le monde du silence ? Plusieurs raisons expliquent la discrétion des journalistes dans certaines affaires.
« Tout le monde savait », affirmait France-Soir à la Une, dans son numéro du 18 mai. « Dans les rédactions, tout le monde savait pour DSK », confirme le New-York Times. Ce « tout le monde savait », on l'a également entendu - dans une moindre mesure - lorsque deux ex-employées de la mairie de Draveil ont accusé Georges Tron, maire de cette ville et secrétaire d'Etat à la Fonction publique, d'avoir abusé d'elles puis lorsque Luc Ferry a fait état de relations pédophiles qu'un ancien ministre français aurait eues avec des mineurs au Maroc. Mais qui est « tout le monde » et que savait-on exactement ?
Dans le cas de Dominique Strauss-Kahn, les journalistes n'ignoraient pas qu'il pouvait se montrer exagérément « pressant » à l'égard des femmes, au point qu'à en croire un témoignage donné à Midi-libre, fr par une journaliste de Libération qui a préféré rester anonyme, « à chaque fois qu 'il fallait interviewer Dominique Strauss-Kahn, on envoyait un homme, parce qu on racontait que, par le passé, il y avait eu des bugs entre lui et des journalistes femmes ».
Des « bugs » comme celui dont aurait été victime en 2002 la journaliste Tristane Banon ? Ou celui dont a fait état une journaliste australienne qui raconte que l'ex-patron du FMI avait posé pour condition à une interview qu’elle lui accorde en retour des faveurs sans rapport avec sa profession ? Ou celui dont s'est plainte une autre élue socialiste, qui ne voulait plus se trouver seule avec lui ?
En 2006, dans leur livre Sexus politicus, les journalistes Christophe Deloire et Christophe Dubois avaient évoqué sans la nommer l'histoire de Tristane Banon. En 2007 elle avait raconté lors d'une émission de Thierry Ardisson que, venue interviewer DSK, elle avait dû se battre contre lui pour l’empêcher d'ouvrir son jean après avoir dégrafé de force son soutien-gorge - le nom de DSK avait cependant été « bipé » lors de la diffusion. En 2008, Minute fit sa Une sur cette affaire, en citant le nom de Strauss-Kahn. et ne fut repris nulle part.
En juillet 2007 époque où Dominique Strauss-Kahn fut nommé à la tête du FMI, un journaliste de Libération, Jean Quatremer, publia sur son blog un article dont le quotidien n'avait pas voulu dans sa version papier et dans lequel il avertissait que « le vrai problème de Strauss-Kahn est son rapport aux femmes. Trop pressant, il frôle souvent le harcèlement. Un travers connu des médias, mais dont personne ne parle (on est en France). » Marianne, le journal fondé par Jean-François Kahn, réagit en attaquant. Quatremer. Celui-ci riposta. « Tous les journalistes qui ont couvert ses activités publiques - y compris à Marianne - le savent et les anecdotes sont nombreuses. Mais être "pressant" n’est pas un délit pénal, que cela soit clair. »
Pour expliquer l'étrange omerta des médias français, ce « code du silence » dénoncé par le New York Times, plusieurs raisons peuvent être avancées.
La rumeur, conséquence de la rigidité des lois
En premier lieu, le poids des relations personnelles. Au sein du microcosme politico-médiatique, tout le monde se connaît. Bernard-Henri Lévy, qui défend vigoureusement DSK, entretient par exemple avec lui une très ancienne amitié. Tristane Banon elle-même est représentative de ce microcosme fille d'une élue socialiste qui a siégé au bureau politique du PS, elle est la filleule de la deuxième épouse de DSK et était par ailleurs l'une des meilleures amies de la fille de Dominique Strauss-Kahn.
Une deuxième explication tient à la connivence idéologique entre les journalistes, très majoritairement de gauche, et les hommes politiques de cette mouvance. Une enquête réalisée en avril 2001 par l'hebdomadaire Marianne avait bien montré les ressorts de la pensée unique : « Les journalistes dans leur immense majorité, et en toute liberté, issus qu'ils sont du même milieu, formés à la même école, fréquentant les mêmes espaces, porteurs des mêmes valeurs, imprégnés du même discours, façonnés par la même idéologie, structurés par les mêmes références, ayant souvent connu la même évolution ou le même cursus, finissent par penser presque tous pareils. » En 2001, 4 % d'entre eux envisageaient de voter pour Chirac l'année suivante au premier tour de la présidentielle et 0 % pour Le Pen, mais 32 % pour Jospin, 13 % pour Mamère, 8 % pour Chevènement, 5 % pour Laguiller (Lutte Ouvrière) et 5 % pour Hue (PC)
La troisième explication tient à la nécessité de s'informer, donc d'avoir des informateurs. La règle du « off » illustre cette complicité contrainte des journalistes avec les détenteurs privilégiés de l'information que sont les hommes politiques. Le journaliste qui met trop les « pieds
dans le plat » prend le risque d'être boudé par les politiques, qui continueront à renseigner ses confrères - et concurrents. Un chef du service politique de Libération avoue ainsi que « les services politiques, consciemment ou inconsciemment ont peur d'être exclus des cercles de pouvoir ».
La pub recherche le consensus et n'aime pas ce qui dérange
La quatrième explication de la loi du silence ne tient pas aux journalistes eux-mêmes, mais aux lois qui encadrent l'information en France. Luc Ferry ne veut pas citer le nom du ministre qu'il met en cause parce qu'il serait condamné pour diffamation. Jusqu’à la condamnation de la personne mise en cause, l'on est tenu de « présumer » et d'employer le conditionnel, sous peine de se retrouver soi-même devant les tribunaux (et il y aurait beaucoup à dire aussi sur les orientations politiques de la magistrature). La vie privée est très protégée, ainsi que le droit à l'image on a vu une actrice de cinéma (Muriel Robin) vendre à des agences des clichés sur lesquels elle figurait, puis faire condamner Paris-Match pour avoir publié ces mêmes photos, pourtant achetées par l'hebdomadaire à ces mêmes agences ! Cette rigueur des lois a un effet pervers la rumeur, qui circule sans qu'aucune preuve soit fournie. Je n'ai pas de preuve, mais je tiens l'information du premier ministre, dit Luc Ferry
Cinquième explication : l'argent, dont le poids est d'autant plus important que les journaux ne vivent plus du rapport de leurs ventes, mais de la publicité. Or, la pub recherche le consensus et n'aime pas ce qui dérange. Par ailleurs, la presse française est majoritairement détenue par les grands groupes industriels ou financiers, qui ont eux-mêmes partie liée avec les politiques et le pouvoir. À cet égard, inutile de préciser qu'à Monde et Vie, nous ne sommes pas concernés.
Eric Letty monde&vie 4 juin 2011 n°844