Le genevois, adepte de la démocratie directe, demeure depuis 200 ans un personnage mythique pour la gauche française.
La démocratie moderne porte ancrée en elle, comme fondement et comme moteur, la passion de l'égalité, une passion très française. Cette passion de l'égalité, devenue mythe égalitariste, fait de Rousseau l'un des pères fondateurs de la gauche française, comme l'est Voltaire pour son anticléricalisme ou Marx pour sa doctrine de lutte des classes. En France, si l'on est de gauche aujourd'hui, on est souvent tout à la fois rousseauiste, voltairien et imprégné d'esprit marxiste.
Il existe des rousseauistes de droite conséquents, comme Carl Schmitt ou Alain de Benoist, mais leur dette à l'égard de Rousseau est d'une autre nature que l'idolâtrie que lui porte la gauche. Comme l'écrit Jean-Pierre Chevènement à l'occasion du tricentenaire de la naissance de l'auteur du Contrat social : « J'ai été très tôt "rousseauiste" sans le savoir, tant la pensée de Rousseau a marqué la Révolution française et par suite la tradition politique républicaine à laquelle celle-ci a donné naissance et à laquelle j'appartiens. »
En effet, dès les débuts de la Révolution française en 1789, Rousseau, celui du Contrat social et non plus celui de l'Emile qui faisait se pâmer les belles amies de la reine Marie-Antoinette, fait l'objet d'un véritable culte, qui culminera le 11 octobre 1794 avec le transfert de ses cendres au Panthéon. Entre-temps, des communes se sont débaptisées pour porter son nom et il aura fourni des mythes et des symboles aux différentes factions révolutionnaires, qui en font évidemment des lectures différentes selon leur propre sensibilité. C'est donc dès la Révolution que Rousseau dévient l'une des matrices de la gauche française, dès l'apparition même de celle-ci.
La justification intellectuelle du populisme
Jean-Jacques Rousseau, père de la souveraineté populaire, est un penseur radical de la démocratie. ne trouve grâce aux yeux du thuriféraire de la « volonté générale » que la démocratie directe, chère aux Suisses, exercée par référendum, votation populaire ou réunion d'une assemblée de citoyens. Rousseau s'oppose ainsi aux penseurs libéraux de la démocratie, défenseurs d'une démocratie représentative et avant tout parlementaire. Comme l'écrivait récemment le constitutionnaliste Frédéric Rouvillois dans le magazine Causeur : « Dans le Contrat social, Rousseau multipliait les diatribes contre le régime parlementaire anglais, où le peuple ne serait libre que durant le laps dé temps où il désigne ceux qui vont décider à sa place, après quoi il redevient esclave. Il y affirmait aussi que la volonté du peuple ne se représente pas, et qu'il ne doit donc pas y avoir de représentants, mais simplement des commissaires, subordonnés à la volonté du peuple et se bornant à l'exécuter : tout autre système, impliquant le transfert du pouvoir du peuple à ses élus, serait étranger au principe démocratique. »
La gauche française apparaît encore prisonnière de Rousseau, comme elle est prisonnière de Marx. Elle attend d'eux des explications englobantes du monde, propres à forger un homme nouveau. Cette idéologie, qui peut se révéler destructrice, explique son complet décalage avec la population française qui, à quelques exceptions près, n'attend pas un discours d'émancipation, mais d'être rassurée face à l'insécurité du monde contemporain. L'avenir de Rousseau est tout autre : il est à rechercher dans la justification intellectuelle du populisme. On peut trouver des ressemblances certaines entre le discours rousseauiste et celui de Marine Le Pen, L'appel au peuple a de beaux jours devant lui.
monde&vie 16 juin 2012 n°861 Jacques Cognerais