Pendant la Grande Guerre, dix départements du nord et de l’est de la France et la quasi totalité de la Belgique ont vécu sous le joug de l’armée allemande. Au prix de terribles souffrances pour les civils.
Parler de l’Occupation, c’est évoquer les années 1940-1945, la croix gammée flottant sur nos rues. Qui se souvient que, de 1914 à 1918, le nord-est de la France et la Belgique avaient déjà subi l’occupation allemande ? Sans doute l’empire de Guillaume II n’était-il pas l’Etat totalitaire que fut le IIIe Reich, mais une certaine furia teutonica eut néanmoins l’occasion de s’exercer, alors, à l’égard d’innocentes victimes.
Annette Becker est professeur à l’université de Paris-Ouest-Nanterre, spécialiste de la Grande Guerre, chercheuse à l’Historial de Péronne et auteur de livres qui font autorité. Aujourd’hui, en mettant au jour les «cicatrices rouges» de la France et de la Belgique occupées pendant la Grande Guerre *, l’historienne ne cherche pas à ressusciter une antique querelle, mais à faire connaître les faits, en les expliquant dans le contexte de leur époque.
Le 4 août 1914, alors que l’Europe se jette dans la guerre, les troupes allemandes violent la neutralité belge et entament une offensive qui les conduira, en quelques semaines, à contrôler la quasi-totalité de la Belgique et à envahir le territoire français jusqu’au point d’arrêt marqué, en septembre, par la bataille de la Marne. Très vite, les Alliés dénoncent les crimes commis par les envahisseurs, leur « barbarie », tandis que les journaux du Reich publient le récit d’atrocités qui auraient été l’œuvre de civils belges à l’encontre de soldats allemands.
Une psychose réciproque, nourrie par des rumeurs. Quelle est la réalité ? Annette Becker rappelle que des historiens anglo-saxons ont récemment établi la vérité sur les exactions allemandes. Si mains coupées, yeux crevés ou crucifixions relèvent du fantasme, d’innombrables vols et viols individuels sont avérés. Par ailleurs, au moins 6 000 civils ont été tués au cours de l’invasion, avec d’authentiques massacres en Belgique : 400 personnes exécutées à Tamines, près de 700 à Dinant.
Pourquoi ce déchaînement de violence ? Le sujet a été étudié, dès 1916, par un sociologue belge dont l’historien Marc Bloch a repris les conclusions. Lors de leur entrée en Belgique, les soldats allemands vivent dans un climat de terreur, persuadés que la population est prête à se soulever contre eux et que des francs-tireurs les attendent partout. A la moindre résistance, dès lors, ils appliquent des représailles spectaculaires, comme le sac et l’incendie de Dinant et de Louvain les 23 et 26 août 1914.
Après la stabilisation du front, à l’automne 1914, une frontière est tracée : quatre ans durant, presque la totalité du territoire belge et tout ou partie de dix départements du nord et de l’est de la France vivent sous la tutelle allemande : l’Oise, la Somme, le Pas-de-Calais, le Nord, l’Aisne, les Ardennes, la Marne, la Meuse, la Meurthe-et-Moselle et les Vosges – la Moselle, le Bas-Rhin et le Haut-Rhin étant annexés au Reich depuis 1871.
A Bruxelles comme à Charleroi, à Lille comme à Valenciennes, l’autorité d’occupation impose son joug. «Les occupés, souligne Annette Becker, subissent un siège de l’intérieur, une invasion de l’intime, dans lesquels terreur militaire et terreur administrative se relaient pour maintenir la sujétion; paradigme d’une brutalité imposée, d’un terrorisme (au sens premier du terme) destiné à impressionner la population et à la maintenir en état de choc.»
A Lille, la ville est assujettie à des contributions exorbitantes : en quatre ans de guerre, elle devra payer la somme de 184 millions de francs. Métaux, textiles, cuirs, caoutchouc, machines, automobiles et bicyclettes sont réquisitionnés, en l’échange de factures qui ne sont pas réglées. En janvier 1915, après avoir solennellement protesté contre cet abus de pouvoir, le préfet du Nord est déporté en Allemagne. Ce n’est qu’un début.
Au printemps 1916, l’offensive militaire reprend : les Allemands attaquent à Verdun et les Alliés préparent la bataille de la Somme. Dans cette circonstance, la tension monte d’un cran, derrière les lignes, pour les Français occupés. A Pâques 1916, à Lille et alentour, un ordre d’évacuation et de transport à la campagne est notifié pour une certaine catégorie de la population : 10 000 personnes, en proportion de trois femmes pour un homme, âgées de 17 à 30 ans, sont envoyées dans des villages de l’Aisne et des Ardennes où elles sont soumises au travail forcé. En novembre 1916, 70 habitants du Nord, pris en otages, sont expédiés dans le camp de Holzminden, près de Brunswick, en Saxe. En janvier 1918, ce seront plusieurs centaines de personnes, dont une majorité de femmes, qui seront à leur tour déportées dans ce «camp de concentration» (l’expression est d’époque).
En 1917, prévoyant une nouvelle offensive alliée, les Allemands prennent leurs dispositions en vue d’une éventuelle retraite, qui sera effective en 1918 : 150 000 personnes, pour la plupart des femmes, des enfants et des vieillards, sont contraintes à l’exode, pendant que villages, usines, houillères et plantations sont systématiquement détruits.
A Lille, la population est passée de 217 000 habitants en 1914 à 112 000 en 1918, et la ration alimentaire est descendue à 1 400 calories par jour. Le 14 décembre 1918, après la libération, un reporter britannique décrira la ville comme «une cité de spectres au visage terreux».
Ces souffrances et ces ravages inspireront aux Alliés les articles du traité de Versailles concernant les crimes de guerre et leur punition. A quoi les négociateurs allemands répondront, non sans raison d’ailleurs, que le blocus naval britannique avait également éprouvé la population civile des puissances centrales. De ce type de ressentiment mutuel naîtront les problèmes de l’après-guerre, qui eux-mêmes contenaient en germe un nouveau conflit, qui attendra Hitler pour éclater.
Jean Sévillia
* Les Cicatrices rouges, 14-18, d’Annette Becker, Fayard
https://www.jeansevillia.com/2015/04/11/14-18-loccupation-oubliee/