La biographie d'Atatürk écrite par Fabrice Monnier est une grande réussite. Elle nous plonge dans ce monde turc que nous connaissons si mal sans esquiver aucune difficulté, ni le génocide arménien ni la question kurde.
Personnage violent et passionné, Mustapha Kemal dit Atatürk, littéralement le « père des Turcs », aura eu la responsabilité historique de faire passer son peuple du joug de l'Empire Ottoman à l’adhésion à une république moderne dont les acquis sont aujourd'hui largement remis en cause par la poussée islamiste de l'AKP. Pas d'alphabet latin, pas de laïcité, pas d'Ankara pour capitale (Charles Maurras tenait à ce que l'on écrive « Angora » dans L’Action Française) sans la lutte opiniâtre de cet enfant de Salonique pour l'obtention du pouvoir suprême à la tête de la nation turque. Ou comment passer de l'empire à la nation en quelques années…
Avec Sébastien de Courtois, Fabrice Monnier est l'un des deux grands connaisseurs de la Turquie formé à la rude mais ô combien passionnante école historique du regretté Hervé Coutau-Bégarie (1956-2012). Nous avons tous les trois goûté des heures inoubliables passées dans les salles poussiéreuses de l'Ecole pratique des Hautes-Etudes, sous les toits de la vénérable Sorbonne. Depuis un quart de siècle et chaque fois que ses obligations professionnelles lui en laissent le loisir, Fabrice Monnier arpente les rives du Bosphore ou les routes pleines de poussières de l'Anatolie. Avec cette biographie d'Atatürk, il renouvelle en profondeur l'approche historiographique du fondateur de la Turquie moderne en le réinscrivant dans un contexte géopolitique complexe : guerres balkaniques, opposition séculaire entre Grèce et Turquie, structuration étatique du Levant et de la Mésopotamie. Sans oublier le génocide arménien et la question kurde.
Comme le conte fort bien Monnier, les origines obscures de Mustapha Kemal sont encore baignées de mystères. On s'accorde à dire qu'il est né en 1881 au sein d'une famille modeste dans la ville de Salonique (l'actuelle Thessalonique), alors située au cœur des possessions ottomanes en Europe. En 1893, il entre dans une école d'enfants de troupes. Il va passer neuf années au sein de l'enseignement militaire pour en sortir capitaine d'état-major et suspect de menées
révolutionnaires contre la Sublime Porte. Pur produit du militarisme ottoman, Mustapha Kemal s'accomplit au sein des sociétés secrètes qui œuvrent à une réforme radicale de l'empire. À partir de 1912, il va affronter successivement les Italiens en Libye, les Bulgares en Thrace, les Britanniques en Palestine, les Français aux Dardanelles et les Grecs en Ionie. Au printemps 1920, il s'empare du pouvoir suprême. L’empire ottoman entre en agonie. Face au volontarisme kémaliste, nourri de lectures de Georges Sorel, le dernier sultan ne pèsera pas lourd. En 1924, Mustapha Kemal met fin au califat islamique, qui n'a jamais été restauré depuis. La Turquie moderne, centrée sur l'Anatolie, est née. Elle va notamment forger son unité dans l'expulsion des minorités chrétiennes, d'ascendance hellénique ou arabe, présentes depuis des siècles voire des millénaires.
À la tête de la Turquie moderne, Atatürk apparaît comme un dictateur, au sens du chef charismatique que le peuple se donne pour guide suprême. Le pays va se voir instaurer des réformes très profondes l'espace d'une décennie.
Mustapha Kemal Atatürk, grand alcoolique devant l'éternel, meurt le 9 novembre 1938 d'une cirrhose du foie. Tel celui de Lénine sur la Place Rouge, le mausolée d'Atatürk à Ankara demeure encore aujourd'hui intouchable malgré l'évolution du régime. L'héritage d'Atatürk selon Monnier ? Il tient en six principes constitutionnels le républicanisme, le nationalisme, le populisme, l'étatisme, le laïcisme et le progressisme. Une voie moderne qui, si elle a rencontré l’assentiment de l'armée et des intellectuels stambouliotes n'a jamais effacé l'empreinte islamique au sein du peuple turc.
Fabrice Monnier, Atatürk, naissance de la Turquie moderne, CNRS éditions, 350 p., 22,50 euros.
Jacques Cognerais monde&vie 30 avril 2015 n°907