La bataille de Verdun a laissé le souvenir d’un holocauste de fer et d’acier qui a saigné l’armée française. Une victoire chèrement acquise dont nous rappelons ici le centenaire.
À sept heures et quart du matin, le 21 février 1916, un obus allemand explose sur la première ligne française au bois des Caures, à une quinzaine de kilomètres au nord de la citadelle de Verdun. Dans les minutes qui suivent, 1250 canons et bouches à feu de tous calibres tonnent et font pleuvoir un déluge de fer et d'acier sur un front d'une vingtaine de kilomètres de long.
Dès le premier jour, il tombe, sur ce nouveau champ de bataille qui n'excède pas 25 km2, deux millions d'obus allemands - essentiellement sur la rive droite de la Meuse, théâtre de la première offensive. Cette énorme concentration d'artillerie sur un espace restreint et le déséquilibre, qui persistera, entre l'importance du parc allemand au regard des moyens dont disposent les Français - ils n'alignent, au matin du 21 février, que 250 pièces, pour l'essentiel des canons de campagne de 75 -, sont caractéristiques de la bataille de Verdun. L'une des nouveautés de cet affrontement, par rapport à ceux qui se sont déjà déroulés en 1914 et 1915, c'est que le bombardement y est continu, sans répit. À ce titre, comme l'a expliqué Pierre Miquel, Verdun symbolise la résistance française, parce que cette bataille illustre mieux qu'aucun affrontement le courage des hommes entrés en rébellion contre la guerre industrielle, qui a programmé leur écrasement sous un déluge d'acier : « Ceux qui vont mourir à Verdun vont faire la preuve, toujours évocable de nos jours, qu'un peuple ne peut disparaître, même sous le coup de la plus industrielle des agressions, s'il réussit, par son courage, sa volonté de survie, à l'emporter sur un calcul d'anéantissement ». Cette victoire, si chèrement acquise, n'est pas celle des généraux, mais des poilus, des officiers subalternes, sous-officiers et soldats, qui n'avaient à opposer pour rempart à l'acier, dans un enfer de feu et de gaz, que leur chair, leur sang et leur volonté farouche : « Ils ne passeront pas ! » C'est la dimension sacrificielle de cet holocauste français.
Le plan du généralissime allemand Erich von Falkenheim prévoyait à l'origine de percer les lignes françaises à Verdun, saillant français avancé dans la ligne de front allemande. La prise de la citadelle mettrait fin à la guerre de position au bénéfice d'un retour à la guerre de mouvement, ouvrirait la route de Paris et contraindrait les Français à signer la paix aux conditions allemandes. À défaut, la suprématie absolue de l'artillerie lourde allemande permettrait au moins de saigner à blanc l'armée française. Dans l'esprit du commandant en chef prussien, ce 21 février, le pilonnage intensif - Trommelfeuer - des positions françaises, poursuivi de façon ininterrompue neuf heures durant, devait annihiler toute possibilité de résistance. Les soldats feldgrau, en quittant leurs positions de départ, précédés des lance-flammes et des stosstruppen, unités d'élite avançant en tête des vagues d'assaut, pouvaient croire qu'il ne restait plus aucun défenseur vivant en face d'eux. Les assaillants furent donc surpris de rencontrer des résistances, surgies du paysage lunaire et chaotique labouré par le bombardement, au bois des Caures où les chasseurs du colonel Driant leur opposèrent une défense héroïque au nord de l'Herbebois, et partout où des soldats français avaient échappé au massacre et où les unités n'avaient pas été complètement anéanties : les survivants, seuls ou en petits groupes, coupés de toutes liaisons avec l'arrière et le commandement, sans aucun soutien d'artillerie, firent front et se défendirent au fusil, à la mitrailleuse, à la baïonnette, à la pelle de tranchée, retranchés dans les ruines de leurs positions et dans les trous d'obus, « extraordinaire et imprévisible réaction des hommes en colère contre la guerre terroriste », écrit Pierre Miquel.
Et le miracle se produisit : les restes décimés de trente-six bataillons français, ayant perdu 40 ou 60 % de leurs effectifs lorsque les unités n'avaient pas été complètement anéanties, parvinrent à stopper l'avance de soixante-treize bataillons ennemis qui n'avaient subi aucun bombardement, et à leur infliger des pertes sensibles. Au cours des cinq jours qui suivirent, le trommelfeuer suivi des coups de boutoir de leur infanterie permit aux Allemands de gagner plusieurs kilomètres, de s'emparer même, avec une facilité déconcertante, du fort de Douaumont - que le général Joffre, commandant en chef des armées alliées, avait fait désarmer avant la bataillé, comme les autres forts entourant la citadelle - et d'approcher de Verdun; mais ils ne parvinrent pas à percer le front français. Il n'en bénéficiaient pas moins de l'écrasante supériorité de leur artillerie lourde, renseignée sur les positions française par leurs ballons d'observation et leurs avions, maîtres du ciel.
Vers la bataille d'anéantissement
Après avoir douté de l'importance de cette agression, qui dérangeait son projet d'offensive sur la Somme, Joffre, dans la nuit du 25 au 26 février, confia le commandement du secteur de Verdun au général Pétain. À l'inverse du généralissime, qui lui ordonnait de reprendre les positions perdues (mais avec quels moyens ?), Pétain jugeait prioritaire de reconstituer les lignes et un réseau de tranchées protégé par l'artillerie, et d'accélérer l'acheminement des renforts par une noria de camions - effet de la prévoyance de Joffre - roulant jour et nuit sur la « voie sacrée » reliant Verdun à Bar-le-Duc. 190 000 hommes et de l'artillerie de campagne furent ainsi convoyés vers le champ de bataille - mais pas d'artillerie lourde.
La situation est donc loin d'être rétablie lorsque, le 6 mars, les Allemands repartirent à l'offensive, cette, fois sur les deux rives de la Meuse, après un trommelfeuer non moins violent que les précédents. Les colonnes d'assaut ennemies pénètrent le dispositif français, contournent les points de résistance, encerclent les unités. Au soir, le désordre est complet côté français. Le 7 mars, les batteries d'artillerie françaises sont éliminées. Les Allemands progressent lentement. Cette fois, pourtant, sur la rive gauche de la Meuse, le commandement français intervient, s'efforce de reconstituer les lignes, d'acheminer des renforts. Pétain s'appuie, sur la rive droite, sur le fort de Vaux. Rive gauche, attaques et contre-attaques meurtrières se succèdent au Mort-Homme, aux bois des Corbeaux et de Cumières. Une fois de plus, des unités françaises sont entièrement anéanties, comme le 9e régiment de tirailleurs algériens, d'autres subissent plus de 80 % de pertes, comme le 92e régiment d'infanterie dont les hommes contiennent, à un contre quatre, l'avance de quatre régiments allemands. Les officiers expliquent aux poilus qu'ils sont sacrifiés et n'ont qu'à vendre chèrement leur peau. Le 10 mars, Pétain, qui perd 3 000 hommes par jour, demande à Joffre de lui envoyer des canons de 155, mais se heurte à un refus, le général en chef désirant réserver ces pièces pour l'offensive sur la Somme. On continue donc de compter sur le sacrifice de l'infanterie. Combien de temps celle-ci consentira-t-elle à l'holocauste ? Le 20 mars, une grave défaillance se produit avec la reddition presque sans combat des 2 500 hommes du 258e régiment d'infanterie à Avocourt. Pourtant les poilus tiennent et les Allemands, renonçant, à l'espoir de percer, envisagent de plus en plus une bataille d'anéantissement : la saignée de l'armée française par l'artillerie allemande.
Les généraux n'y sont pour rien
Début avril, une nouvelle offensive allemande est lancée, de nouveau précédée d'un bombardement intensif. Et une fois de plus, le sacrifice des fantassins français sauve le front. Joffre n'en exige pas moins la reprise de l'offensive et dans ce but, le 19 avril, le général Nivelle prend le commandement à Verdun, Pétain étant nommé à la tête du groupe d'armée du Centre. En mai, le nouveau général, pour tenir les promesses qu'il a faites aux politiques, tente de reprendre le fort de Douaumont. Une tentative du général Mangin échoue avec de très lourdes pertes. Début juin, les soldats feldgrau assiègent le fort de Vaux, où les poilus du commandant de Raynal opposent une résistance héroïque et ne se rendent que réduits à la dernière extrémité, après que toutes les tentatives faites pour dégager le fort ont échoué. Le 23 juin, 70 000 Allemands repartent à l'attaque après une préparation d'artillerie démentielle. Côté français, les actes d'héroïsme se multiplient. De nouveau, écrit Pierre Miquel, « Le front français désarticulé retrouvait le réflexe de survie du 21 février Une fois de plus, "ils" ne passeraient pas, et les généraux n'y seraient pour rien ».
Après ce coup de boutoir allemand, le commencement de l'offensive franco-anglaise sur la Somme, depuis si longtemps voulue par Joffre, soulage le front de Verdun, mais on n'en continue pas moins à y mourir massivement. Il apparaît, par ailleurs, que le plan de Falkenhayn a échoué et s'est retourné contre ses propres troupes bien qu'elle reste insuffisante, l'artillerie française fait elle aussi des ravages dans leurs rangs et les avions français disputent bientôt la maîtrise du ciel à leurs adversaires. On meurt aussi sous l'uniforme feldgrau. Une dernière attaque allemande n'en est pas moins lancée et repoussée en septembre, au prix fort : de nouveau, les postes de secours français sont débordés, les médecins amputent à tour de bras, de nombreux blessés agonisent seuls entre les lignes.
Est-ce la fin, cette fois ? Pas encore. En octobre, la sanglante bataille de la Somme, le « Verdun » allemand, ayant mal tourné pour les alliés, une victoire complète à Verdun est nécessaire pour les généraux et les politiques français. Elle sera symbolisée, le 24 octobre, par la reprise du fort de Douaumont, enlevé par les soldats du général Mangin après une intensive préparation d'artillerie française utilisant, cette fois, des pièces de 155. Le rideau, cette fois, peut tomber sur le champ de bataille. Pas complètement : toutefois Verdun reste un secteur du front, où l'on continuent à mourir jusqu'en septembre 1918.
Hervé Bizien monde&vie 24 février 2016 n°920