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L'infréquentable Marcel Gauchet 2/2

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Mais la droite n'a pas fait mieux : elle aussi s'est libéralisée, en se convertissant au culte monomaniaque du laissez-faire, de la croissance, de l'abolition des frontières. Là où la gauche a renoncé au socialisme, la droite a renoncé au conservatisme. L'une et l'autre se retrouvent en fait autour d'un noyau commun : la dérégulation des mœurs et de l'économie, l'individualisme, la haine du sacré. Et le Front national profite du boulevard qu'on lui laisse ainsi ouvert, grâce à « l'intelligence politique de Marine Le Pen », qui opère une « ouverture vers les délaissés du peuple de gauche ». Et ce qu'il est convenu d'appeler le « populisme » est en tout cas « le révélateur des demandes que les forces classiques sont incapables de satisfaire » (p.289).

Le dramatique malaise français découle de là. Les milieux populaires n'acceptent pas qu'on brade leurs modes de vie, leurs valeurs, leur socle commun de citoyenneté, au profit d'individus-consommateurs hors-sol, perdus dans un vaste marché mondialisé. L'entrée en scène de l'islam, favorisée par une immigration galopante, n'a été au fond qu'un élément aggravant, venu cristalliser des tensions qui germaient avec force dans les esprits (p.339).

Le constat général de Gauchet n'apporte rien de nouveau par rapport à ce qu'on pouvait lire sous la plume de Jean-Claude Michéa ou d'autres mal-pensants. Mais Comprendre le malheur français s'impose en revanche comme le livre le plus subtil et le plus érudit jamais écrit sur le sujet. Et ce pavé dans la mare provient surtout d'un homme qu'on percevait encore il y a peu comme un réformiste social-démocrate, proche des hautes sphères du pouvoir ! L'opinion est en train de changer. Les langues se délient. La rupture ne réside plus seulement entre le peuple et les élites, mais aussi entre les intellectuels et les médias. Le peuple et les intellectuels sont passés dans le même camp. C'est un événement assez inédit, dont il faudra prendre la mesure au cours des prochaines années si l'on veut ébranler l'oligarchie actionnariale, managériale et fonctionnariale en place.

Bienvenue dans le camp des maudits

Nul n'est obligé d'adhérer à tout ce que dit Gauchet : son gaullisme jacobin ou son relatif mépris des identités peuvent déplaire. Il se situe dans une veine nationale-républicaine assez proche d'un Manent ou d'un Debray. Bien d'autres formes de dissidence existent : le fédéralisme proudhonien d'Onfray ou le bonapartisme de Zemmour, par exemple. Mais peu importent ces différences d'idées. Il y a une convergence objective entre tous ceux qui rejettent le système des élites globalisées. La France et l'Europe ont besoin d'une relocalisation de leur économie; plus encore, elles doivent refuser l'économisme néolibéral, pour renouer avec le sens des valeurs et du patrimoine.

Ce qui ruine le crédit des politiciens, quels qu'ils soient, c'est leur incapacité à rendre compte de ce qui se passe. « Leur seule réponse est : la croissance, c'est-à-dire plus de la même chose ! Mais c'est justement le problème. Et qu'allez-vous faire avec cette croissance ? » (p.338). Des rapprochements nouveaux doivent donc s'opérer. Non pas forcément autour des solutions (qui divergent selon les partis pris idéologiques de chacun), mais autour d'une prise en compte lucide des difficultés auxquelles nous sommes confrontés. Les « hommes politiques, inféodés qu'ils sont aux médias, n'ont plus aucun moyen de dissiper le brouillard » (p.309). Nombre de nos universitaires non plus, parce qu'ils sont prisonniers de leur carriérisme prudent et de leur aveuglement volontaire. « Ajoutons que, par l'amplification de sa capacité d'intimidation, le monde journalistique est devenu un véritable anti-pouvoir. Il exerce une sorte de censure a priori de l'action politique » (p.310). Les hommes et les femmes qui entretiennent encore un rapport honnête au réel doivent désormais se liguer pour battre en brèche la chape de plomb infernale des maîtres de la planète.

Marcel Gauchet est peut-être aujourd'hui le plus brillant philosophe français. Or, il vient officiellement de basculer dans le camp des « maudits ». Il se trouve que c'est aussi le camp de la vérité. Bienvenue, Monsieur Gauchet nous avons besoin de vous !

✍︎Marcel Gauchet, Comprendre le malheur français, Stock, 369 p., 20 €

Thibaut Isabel éléments N°160

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