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La fraude en col blanc Vers un capitalisme criminogène 2/5

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ÉLÉMENTS : Vous allez à rebours des clichés sur le « doux commerce », qui veulent que l'économie pacifie les mœurs. Que vous inspire cette vision des choses ?

JEAN-FRANÇOIS GAYRAUD : Le « doux commerce » cher à Montesquieu est pour une part une vue de l'esprit. Il repose sur l'idée en partie juste (mais seulement en partie) - que les nations ont plus à gagner à commercer qu'à se faire la guerre. Mais Montesquieu n'a jamais pensé que le commerce n'avait pas partie liée avec la guerre. Il l'ignorait d'autant moins qu'il savait que ce furent les intérêts de la City de Londres qui retardèrent la conclusion de la paix avec Louis XIV.

L'erreur économique commence lorsqu'un Adam Smith écrit sa célèbre Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations en omettant d'expliquer que derrière la providentielle « main invisible » se cachait la main des négriers. Quand le coût du travail est réduit à sa plus simple expression, il n'est pas difficile de s'enrichir, ou pour parler la novlangue économico managériale contemporaine, d'être « compétitif ». Le commerce est souvent une forme de guerre détournée, voire clairement affichée. Il suffit de songer, au XIXe siècle, aux deux guerres de l'opium déclenchées par la couronne britannique pour ouvrir le marché chinois aux exportateurs anglais de la colonie indienne. Je pourrais multiplier les exemples jusqu'à nos jours. Autrement dit, le commerce ne pacifie pas mécaniquement les rapports sociaux et internationaux s'il ne s'inscrit pas dans un jeu de règles équilibrées et respectées. Les économistes parlent alors de « régulation ». Les moralistes, un gros mot pour les libéraux, évoqueraient simplement la justice...

ÉLÉMENTS : Pourquoi la « science » économique est-elle inapte à appréhender les effets criminels de la financiarisation ?

JEAN-FRANÇOIS GAYRAUD : Il y a au fondement de la discipline économique un postulat positiviste. Les économistes n'envisagent pas le fait criminel, considérant qu'il n'a pas d'existence propre et d'étiologie spécifique. Pour les économistes, le crime est un artefact juridique et linguistique, une pure qualification subjective et relative relevant du droit. Comme le résume Jean-Baptiste Say, au début du XIXe siècle un vol est un simple « déplacement de valeur ». Le crime est donc le grand absent, l'impensé total de l'économie, ce que la mathématisation de cette discipline au XIXe siècle consacrera. L'économie orthodoxe ne sait pas penser le crime et l'économie libérale depuis Bernard de Mandeville, l'auteur de la Fable des abeilles (1714), qu'on regarde comme le « père de l'économie libérale », considère même que les vices et la cupidité sont un bienfait puisqu'ils font le « bien public ».

ÉLÉMENTS : Au passage, vous ne ménagez pas vos critiques à l'économie comme « science »...

JEAN-FRANÇOIS GAYRAUD : Rappelons comment le pape du monétarisme, Milton Friedman, a théorisé le fait qu'une théorie n'avait pas besoin d'être vraie, il lui suffisait d'être efficace. Mais ne soyons pas trop injuste : il n'est pas inscrit dans le marbre que l'économie demeure, au nom de la « science », aveugle au monde réel, enfermée tout au fond de sa caverne. Encore que les obstacles à une découverte du fait criminel soient nombreux : sa mathématisation excessive, le postulat anthropologique de l’Homo œconomicus, et enfin et surtout sa capture par la doxa néolibérale. Car le projet ultime du néolibéralisme consiste à vouloir dépolitiser les rapports sociaux et internationaux, ce qui est une forme supérieurement rusée de faire de la politique, en conférant au Dieu marché le gouvernement des hommes. Les libéraux dogmatiques ont imposé l'idée que la concurrence, et non l'hostilité, est la solution ultime. Autrement dit, la doxa libérale tente de dépolitiser les rapports sociaux et internationaux afin de conférer au marché la fonction d'arbitre suprême. Cette vision du monde est à l'oeuvre depuis les années 1980 et ses conséquences mortifères sont sous nos yeux : une mise en concurrence généralisée des États, des peuples, des entreprises et des individus au nom de la « compétitivité », une manière dissimulée de parler de profits. La Weltanschauung imposée par le néolibéralisme avait été très bien décrite par Guy Debord dans La société du spectacle : « Le spectacle ne peut être compris comme l'abus d'un monde de la vision, le produit des techniques de diffusion massive des images. Il est bien plutôt une Weltanschauung devenue effective, matériellement traduite. C'est une vision du monde qui s'est objectivée ». Le projet spectaculaire décrit par le père du situationnisme en 1967 s'étale devant nous, dans son stade suprême, avec une haute finance qui achète des médias, producteurs et d'informations et de divertissements, afin de façonner les esprits. Un exemple pour illustrer. Le trouble financier Patrick Drahi, résident fiscal suisse, président-fondateur du consortium luxembourgeois de multimédias Altice, propriétaire d'une holding immatriculée à Guernesey, dont nombre d'entités sont basées en Suisse, au Panama et au Luxembourg, propriétaire entre autres des organes de presse Libération, L'Express et BFMTV a annoncé en 2016 la création de plusieurs chaines de télévision spécialisées dans le sport professionnel, afin de réaliser la fameuse « convergence » entre contenants et contenus, entre information et divertissement. Ita missa est...

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