Le plus troublant est que, malgré les destructions que ce processus de dérégulation des marchés financiers a opérées, rien ne semble pouvoir limiter le pouvoir de la haute finance toxique. L'oligopole financier mondialisé, pourtant à l'origine de la crise de 2008, en est ressorti plus fort. On peut évidemment trouver des explications techniques à cet essor ininterrompu, mais la véritable cause est politique. Le Politique est captif, pris en otage. Cette capture est d'abord cognitive et intellectuelle : non seulement les politiques ne comprennent pas la centralité des questions financières, mais surtout ils sont effrayés par la technicité des arcanes de cet univers et plus encore, par le jeu des revolving doors.
Les politiques partagent désormais la même vision de l'économie que leurs maîtres de la haute finance. La capture est ensuite matérielle : les partis et les États sont financièrement exsangues, et en période de chômage structurel et de croissance durablement molle, la haute finance impose un chantage implicite à la stabilité et à l'emploi. Il s'est ainsi produit une inversion de pouvoir inédite dans l'histoire. Durant des siècles, globalement, le politique reprenait toujours la main sur le financier, quitte à l'emprisonner. Depuis les années 1980, ce sont désormais les banques qui disciplinent les États, et à travers eux, les peuples.
ÉLÉMENTS : Suffirait-il que les États restaurent leur souveraineté, à commencer par leur souveraineté monétaire ?
JEAN-FRANÇOIS GAYRAUD : Je commencerai par rappeler que la souveraineté n'est jamais que le concept juridique synonyme de liberté. Un peuple souverain est un peuple libre de ses choix, et inversement. Seuls les peuples réellement souverains, donc libres, osent, au nom de leurs intérêts, désigner ce qui leur est profondément hostile. Dans cette perspective, la souveraineté ressemble à la Révolution française selon Clemenceau : elle est un bloc. Or, au fil des décennies, la France a bradé peu à peu cette souveraineté en la vendant à la découpe. Notre souveraineté militaire s'est évaporée dans la baisse des budgets militaires et la réintégration dans les commandements de l'OTAN. Notre souveraineté territoriale s'est effilochée avec les accords de Schengen et le principe de libre circulation. Notre souveraineté monétaire a été déportée vers la Banque centrale européenne et l'euro. Notre souveraineté législative dépend en partie des directives et des lois européennes que nous devons transposer sous peine de sanctions. Notre souveraineté budgétaire est soumise au contrôle de la Commission européenne. Notre souveraineté économique est soumise à la doxa libérale depuis que cette idéologie a été gravée dans le marbre des traités européens avec l'Acte unique de 1986, dont les « quatre libertés » constitutives apparaissent de plus en plus comme des camisoles : libre circulation des marchandises, des services, des personnes et des capitaux. L'irénisme de cette architecture a facilité la libre circulation des capitaux sales, des biens contrefaits et des gangsters. Tous ces abandons successifs de souveraineté ont rendu la France vulnérable à de multiples périls. Les classes dirigeantes européennes post-guerre froide n'ont aucun sens de l'histoire : aveugles ou soumises, elles ont oublié que l'histoire est toujours tragique. Le fait de ne pas vouloir d'ennemis intérieurs ou extérieurs n'implique pas que l'on n'en n'aura pas. D'où l'effondrement criminel et défensif dans lequel se trouve l'espace européen. Je ne ferai pas l'énumération des menaces visibles et invisibles qui minent nos démocraties, mais il est évident désormais que le réel est en train de se rappeler à nous brutalement. Et comme le dit si bien Clément Rosset, le réel se reconnaît au fait qu'il est dur et insupportable; c'est pourquoi nous avons tendance à vouloir le refouler Or, ce qui sauve n'est pas le déni, mais le réalisme. Pour répondre complètement à votre question, je crois que la reconquête de la souveraineté sera le but à atteindre, mais que le moyen pour y parvenir passera au préalable par une claire définition de ce que nous sommes et de ce que nous voulons devenir. Un peuple soumis - au Dieu marché, à l'OTAN, au crime organisé, aux islamistes, etc. - ou un peuple libre. L'historien René Grousset remarquait que les civilisations ne se détruisaient jamais du dehors sans s'être d'abord ruinées d'elles-mêmes : « Aucun empire n'est conquis de l'extérieur, disait-il, qu'il ne soit préalablement suicidé ». La Rome antique peut en témoigner...
Dernier ouvrage paru
Jean-François Gayraud, L'art de la guerre financière, Odile Jacob, 176 p., 21,90 €
À lire
- Le monde des mafias. Géopolitique du crime organisé, Odile Jacob (2005).
- La grande fraude. Crime, subprimes et crises financières, Odile Jacob (2011).
- Géostratégie du crime, avec François Thual, Odile Jacob (2012).
- Le nouveau capitalisme criminel, Odile Jacob (2014).
Propos recueillis par François Bousquet et Pascal Eysseric éléments N°161 juillet-août 2016