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Jung : l'homme à la recherche de son âme

Françoise Bonardel vient de publier un magistral Jung et la gnose. Une occasion pour Monde&Vie de présenter ce personnage hors norme, qui n'est certes pas un théologien estampillé, mais qui impose son expérience originale de l'âme humaine, en attente d'une foi.

Qui est Carl-Gustav Jung dans l'histoire de la psychanalyse...

Vous parlez de psychanalyse. Jung préfère parler de psychologie analytique. Mais vous avez raison en ce sens que Carl-Gustav Jung a entretenu des relations suivies avec Freud entre 1906 et 1913. Il avait fait des études de psychiatrie, exerçant ensuite à Zurich, en toute indépendance par rapport à Freud, qui vit et travaille à Vienne. Il serait donc faux - j'insiste sur ce fait - de considérer le premier comme l'élève du second, même si Jung estime que les recherches de Freud sur l'inconscient sont fondamentales. Il a beaucoup médité sur ce que dit le Maître de Vienne, par exemple dans l’interprétation des rêves, et il reconnaît lui-même l'existence d'un inconscient, mais il s'est formé indépendamment de Freud.

Jung n'est pas d'accord avec Freud ?

Il n'a pas la même conception de la vie de l'inconscient, qu'il se refuse de réduire à l'inconscient personnel, et que l’on ne doit pas décrire comme le fait Freud en considérant qu’il est seulement le réservoir des pulsions et le lieu du refoulé dont les manifestations renvoient à des traumatismes infantiles. Jung ne pense pas que les rapports entre le conscient et l'inconscient soient toujours régis par des pulsions inconscientes d'ordre sexuel. Il a fait sur ce point ses propres expériences cliniques. Il a pratiqué une méthode des associations qui consiste à repérer l’existence de complexes psychiques à travers le délais de réaction à certains mots. Très vite, et en tout cas au moment de sa thèse, à travers une cousine qui se dit somnambule et médium (les faits seront ensuite contestés) il a l'intuition que derrière les phénomènes occultes, c'est la vie de l'inconscient qui se manifeste. En 1902, il publie Psychologie et pathologie des phénomènes dits occultes. Sa thèse est simple ce qu’on appelle « phénomène occulte » est le témoignage de la vie de l'inconscient, qui délivre un savoir qui n’est pas de même nature que le savoir ordinaire, un savoir porteur de sens et d'orientation. Il parle déjà de « gnose » pour désigner ce type de savoir. Ce qui l'intéresse ce ne sont pas les « esprits » en tant que tels mais plutôt l’étincelle de conscience qui permet à l'homme de se transformer lui-même afin de changer le monde. Son objectif est double selon lui, en suivant cette piste, on peut accéder non seulement aux racines névrotiques de la conscience, mais à des zones de la psyché qui délivrent ce genre de savoir.

Pour donner une suite à cette recherche, dans les années 1905, il se passionne pour la mythologie, toutes les mythologies, d'Orient et d'Occident. Ces travaux donneront naissance à un second livre : Métamorphose et symbole de la libido (1911-1912). Freud au départ l’encourage dans cette direction, mais très vite il prend ses distances, car Jung trouve dans les mythologies des messages d'un inconscient qui n est pas forcément l'inconscient personnel et qu'il nommera ensuite « inconscient collectif ». On ne peut pas, estime Jung, se contenter d'une lecture positiviste de l'inconscient. Les mythologies portent des « images primordiales » - des archétypes dira-t-il plus tard - qui se manifestent de manière comparable dans des contextes culturels différents. La sexualité est un thème récurrent parmi ces images archétypiques, mais Jung considère que ce dont parlent alors les mythologies ne saurait être réduit au désir et à l'acte sexuels. Quand ils parlent de sexe, les scénarii mythologiques évoquent le plus souvent autre chose qui renvoie à l'union sacrée (hieros gamos), à la mort et à la régénération de l'initié. Freud suit les recherches de celui qu'il considère comme son disciple et l’héritier, et il est horrifié. Il vit cette trahison du principe explicatif sexuel comme un véritable parricide à son endroit, alors même d'ailleurs que Jung est toujours resté très respectueux et que ce sont simplement deux chemins qui se séparent.

Comment Jung va-t-il vivre après cette rupture ?

En 1913, il traverse une crise personnelle profonde, qu'il nommera « confrontation avec l'inconscient ». Il a 39 ans, il est marié - avec Emma Rauschenbach - père de cinq enfants, il a une clientèle importante et a déjà fait plusieurs voyages aux États-Unis. Tout lui réussit, mais il traverse cependant ce qu'il a plus tard nommé la « crise du midi de la vie ». Il connaît une situation de quasi-bigamie avec Toni Wolff, avec laquelle il poursuivra une liaison de quarante ans. Son objectif est alors de travailler sur les matériaux psychiques qui se présentent à lui afin de « transmuter » les contenus inconscients qui l’assaillent et qui vont devenir la matière première à mettre en œuvre, comme le faisaient les anciens alchimistes. Ce n’est toutefois qu’en 1929 qu'il découvrira véritablement l’alchimie. C'est également durant cette période où il commence à rédiger Le Livre Rouge, et aussi les Sept sermons aux morts qui en font partie, qu'il retrouve quelques-unes des intuitions fondamentales de la gnose. Attention ! Il ne s'agit pas d'une simple réplique de ce que les Pères de l'Église ont appelé une hérésie. Vivant alors une sorte d'acédie gravissime au cours de laquelle il craint de devenir fou, et connaissant un ébranlement des fondements mêmes de sa personnalité, il cherche en lui un fondement solide alors même que, comme dans le Faust de Goethe, tous les savoirs lui semblent vains. Ses lectures anciennes sur la gnose le rassurent un peu. À travers les écrits gnostiques alors connus, comme à travers le mystère de Mithra, il tente de redécouvrir un savoir de l'intériorité. Pour ces gens (comme pour lui après sa fameuse nekya) le monde est un cachot irrespirable. Il cherche l’expérience primordiale qui donne un accès direct à l'inconscient - dans son aspect sombre et dans son aspect lumineux. Il ne le cache pas : « Quand j'ai commencé à lire les gnostiques j'ai cru que c'était des fous ». Mais son expérience personnelle qui le fait descendre dans les profondeurs inconscientes jusqu’aux portes de la folie, lui permet de comprendre les mystiques païens, de comprendre saint Paul sur le chemin de Damas. Ce qui le préoccupe, c'est que, au-delà de son collapsus personnel, il y a une mémoire de l'humanité porteuse d'un message qu'il fallait prendre en compte.

Au fond Jung cherche à se passer du christianisme ?

Dans une lecture superficielle certains ont pu penser cela. Mais c'est tout le contraire. Il s’agit pour Jung, fils de pasteur et nous y reviendrons grand admirateur du catholicisme traditionnel, de redonner au christianisme une vigueur qu'il a perdue parce que la foi s'étiole et que les hommes d’aujourd'hui sont souvent sevrés d'une expérience personnelle du divin. Cette expérience psychologique dramatique, la nekya, le remet sur le chemin de l’expérience du divin. Il ne s'agit pas pour lui d'accumuler les connaissances, mais d'avoir une connaissance qui oriente, qui donne du sens qui sauve. À travers la prise de conscience de l'inanité des savoirs, il a été mis sur le chemin d'une gnose au sens large du terme. Il a compris que rien n'avait de sens en ce monde s'il n’était pas une voie d'accès au plérôme.

Jung est-il gnostique ?

L'intérêt de Jung pour la gnose n’est pas historique mais psychologique. Son approche n'est pas antichrétienne. Il considère, à travers sa propre expérience, que la gnose est porteuse de ce dont les hommes ont besoin. Il y a une différenciation à faire, j'y insiste au passage, entre gnose et gnosticisme. Le gnosticisme est un système de pensée dualiste. Jung contrairement au gnosticisme, n’a jamais fait du mal une entité substantielle. Cela étant, il insiste néanmoins sur sa réalité, non réductible à la fameuse « privation de bien ». Il y a une nocivité effective du mal. Jung voit les hommes comme des êtres en souffrance, qui attendent la parole qui va leur révéler l’existence du plérôme. Tout commence pour lui avec son propre père, qui est Pasteur. Il est très tôt choqué par la détresse de son père, qui accomplit son ministère avec exactitude, mais sans que sa vie en soit transformée. On dirait aujourd'hui que ce père pasteur, c'est un « fonctionnaire de Dieu », selon l’expression de Drewermann, un être bon mais froid. Jung considère qu'il lui appartient, à lui son fils, de trouver la voie, à la place de ce père qu'il compare souvent au roi malade de la légende du Graal. De ce point de vue, même si Jung a travaillé sur les mythologies orientales, il estime que l'Occident est son destin (parce qu'il est le fils de son père) et que dans ce destin, il y a la confrontation à la figure du Christ, qui pour lui est un archétype majeur de la figure du Soi réalisée grâce à l'intégration, par le conscient, des contenus inconscients. Du point de vue de la psychologie analytique, Jung considère que l'on ne peut pas faire comme si le christianisme n’existait pas.

Parle-t-il du christianisme ou du protestantisme ?

Jung a des jugements sévères sur le protestantisme, qui a ravagé ce qui est d'ordre symbolique dans la culture chrétienne. Lui qui travaille avec les images, trouve bien davantage dans le catholicisme. Par exemple, il est enthousiaste au moment - 1950 je crois - de la proclamation du dogme de l’Assomption de la Vierge Marie. Il conduit toute une méditation sur le féminin, sur laquelle je n’ai malheureusement pas le temps d'insister ici, qui lui fait comprendre le culte marial comme un archétype. Vous serez peut-être insatisfait de cette référence à l'archétype mais Jung n'a cessé de préciser qu'il n'était ni métaphysicien ni théologien et je résumerais ainsi sa position : « Je ne raisonne pas en tant qu'homme de foi, mais j'affirme que mes recherches montrent que la psyché humaine porte l'image de Dieu, une image numineuse, qui porte un sens et une orientation, capable de bouleverser une vie humaine ».

Et sa conclusion ?

« Je ne suis pas plus athée que croyant. La psychologie analytique ne se donne aucun droit de trancher sur l’existence de Dieu, mais de recueillir les étincelles de lumière et de permettre à l'homme de retrouver son âme ». Je pense quant à moi - vous pouvez ne pas être d’accord sur ce point - que pour accueillir ces chercheurs d’âme l'institution chrétienne doit se réformer pour garder vivant tout ce qu'il y a d’essentiel dans la christianité.

✍︎ Françoise Bonardel, Jung et la gnose éd. Pierre-Guillaume de Roux, 29 €.

Propos recueillis par l’abbé G. de Tanoüarn monde&vie 21 juin 2018 n°957

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