Voilà bientôt 40 ans que Georges Dumézil a entrepris d'étudier “comparativement” mais selon des principes nouveaux la religion romaine (1). Pendant toute cette période, il n'a cessé de perfectionner sa méthode, de la soumettre à l'épreuve des faits et d'élargir le champ de ses applications. Mais nul n'est prophète en son pays et, pis encore, la République des savants s'accommode mal des novateurs. D'où l'accueil incertain, voire hostile, réservé, en France comme à l'étranger, aux idées de l'auteur, et un procès d'intentions perdurable qui se nourrit d'une prévention et d'un apriorisme dont on regrette qu'ils aient droit de cité dans le monde de l'érudition.
Pourtant, à supposer qu'il ignore les nombreux ouvrages ou articles qui les préparèrent, la série des bilans que G. Dumézil nous propose depuis 1966 permet au lecteur sans parti pris de juger en toute sérénité la méthode que l'auteur utilise et les résultats auxquels elle l'a conduit dans le domaine, déjà prospecté par des générations de chercheurs, de la plus ancienne histoire romaine. Plus qu'une analyse approfondie de ces derniers ouvrages, les lignes qui suivent contiennent l'esquisse d'une réflexion sur une synthèse qui, pour être encore en cours d'élaboration, n'en commande pas moins sous sa forme actuelle le respect.
Une constatation s'impose à la lecture de La religion romaine archaïque qui représente la moisson de 30 ans de semailles. Des 4 parties dont le livre se compose, les 2 premières nous sont présentées à la lumière de l'éclairage indo-européen. Les 2 autres (Extensions et mutations ; Le culte) s'inscrivent dans une perspective plus classique. Quant à l'appendice consacré à la religion des Étrusques, écrit en réaction contre les excès de l'étruscomanie, il n'est pas exempt de formulations paradoxales. C'est ainsi que l'auteur ne s'y cache pas (p. 598, n. 1) de disputer à l'Étrurie le dieu Vertumnus, et ce non seulement contre les modernes, mais aussi, plus dangereusement, contre le témoignage catégorique de Varron qui reconnaissait en lui le deus Etruriae princeps.
L'essentiel n'en est pas moins à chercher ailleurs, dans l'attachement de l'auteur à deux principes dont ses travaux successifs ont démontré le bien-fondé. En premier lieu, la religion romaine, dans ses manifestations les plus anciennes, obéit à une structure idéologique et théologique dont le comparatisme, sainement manié, apporte la preuve qu'il faut y voir un héritage indo-européen. D'où le refus de l'auteur de toute interprétation primitiviste de cette religion archaïque, et les coups sévères qu'il n'a cessé de porter aux théories défendues, de façon parfois puérile, par H.J. Rose et, plus intelligemment, par H. Wagenvoort. Primitivisme, “pré-déisme” et “dynamisme” ne sont que des constructions de l'esprit auxquelles G. Dumézil dénie toute valeur au terme d'une démonstration rigoureuse : les plus anciens Romains et, avant eux, leurs ancêtres indo-européens possédaient le concept de numen ou divinité personnelle.
Une succession de “théorèmes”
Mais, à Rome, l'héritage indo-européen a subi en matière religieuse de profondes transformations : la mythologie s'y est perdue ou transformée en histoire. Il saute aux yeux que les deux aspects de cette mutation ne sont pas à mettre sur le même plan. Le premier, ou « dépouillement de toute mythologie » (RRA, p. 60), est maintenant bien connu depuis l'analyse illuminante que G. Dumézil a faite du rituel des Matralia (11 juin). Malgré diverses exégèses qui en avaient été proposées avant lui (voir, en dernier lieu, les élucubrations de H.J. Rose reprises par K. Latte), cette solennité restait mystérieuse. Il a suffi de la rapprocher de la mythologie de la déesse Aurore des Indiens védiques, Usas, pour que ce locus desperatus de la recherche reçoive une solution pleinement satisfaisante : « Les dames romaines font une fois l'an, aux Matralia, ce que chaque matin fait Usas » (Ibid., p. 64).
Du passage de la mythologie à la pseudo-histoire, les exemples sont plus nombreux et mieux connus ; qu'il nous suffise de citer, parmi ceux qui, très tôt, retinrent l'attention de G. Dumézil, la trahison de Tarpeia, le combat des Horaces et des Curiaces, l'épisode d'Horatius Cocles et de Mucius Scaeuola et, plus généralement parlant, les 4 rois nationaux (par opposition aux rois d'origine étrusque) qui sont « des figures harmonieusement composées et rapprochées : aucune ne pouvait être économisée, aucune n'est le doublet d'une autre » (Tarpeia, p. 197). On ne saurait trouver meilleur commentaire de ce bref exposé que dans la succession de « théorèmes » énoncés par G. Dumézil dans La religion romaine archaïque :
« Les Romains pensent historiquement alors que les Indiens pensent fabuleusement... Les Romains pensent nationalement et les Indiens cosmiquement… Les Romains pensent pratiquement et les Indiens philosophiquement... Les Romains pensent politiquement, les Indiens pensent moralement... Enfin les Romains pensent juridiquement, les Indiens pensent mystiquement » (pp. 123-24).
Plus importants encore sont maintenant aux yeux de G. Dumézil les indices dont l'interprétation ingénieuse qu'il en fournit tend à prouver que l'héritage indo-européen, solidement installé dans la place, donna très tôt naissance à des créations portant le marque du génie romain et dont des débris se conservèrent à l'époque classique. Ici, le lecteur de G. Dumézil pensera tout naturellement à la survie, dans le domaine augural, d'antiques règles, connues encore des contemporains de Cicéron, mais dont l'inscription du Lapis Niger prouve qu'elles remontaient sans doute au temps des rois.
L'interprétation proprement divinatoire que G. Dumézil a proposée, il y 20 ans, de ce texte a résisté à l'épreuve du temps et, pour l'avoir arbitrairement méconnue, un savant américain, R.E.A. Palmer (The King and the Comitium, 1969), est tombé récemment dans l'exégèse romanesque, pour ne pas dire abracadabrante. En d'autres termes, dès la fin des temps royaux et sans doute plus tôt encore, Rome s'est constitué son droit religieux, civil, international, par symbiose de l'héritage indo-européen avec les créations de son propre génie. De même que l'inscription du Lapis Niger se comprend en référence à une règle rituelle dont la singularité n'a d'égale que la précision, de même celle de Duenos, datable du début du Ve siècle, sinon de la fin du VIe, a trait à la paix du mariage et, en tant que telle, constitue le plus ancien document de droit romain que nous connaissions (2).
Romulus et Énée
Mais l'héritage indo-européen, si l'on prend cette expression à la lettre, c'est d'abord un noyau de croyances et de schèmes qui, à en croire G. Dumézil, connurent à Rome, sans doute dans le secret des collèges sacerdotaux, une longévité peu commune. À preuve, selon lui, le début de la première Élégie romaine de Properce (IV, I, 9-32), texte dont nul n'ignore la signification que G. Dumézil lui reconnaît depuis Jupiter Mars Quirinus I et qui constitue la pierre d'angle de sa théorie. L'interprétation qu'il n'a cessé d'en défendre depuis 30 ans est loin d'avoir fait l'unanimité. D'où le commentaire exhaustif qu'il a donné dans Mythe et Épopée I de ce passage litigieux ; d'où aussi son désir de formuler avec toute la précision souhaitable des décisions qu'il estime en droit d'en tirer.
Cet effort de mise au point n'était pas inutile. En effet, après avoir cru naguère trouver dans ces vers la preuve que la société romaine primitive était effectivement divisée en classes fonctionnelles correspondant chacune à l'une des 3 tribus préserviennes, il avait à plusieurs reprises nuancé sa pensée sur ce point capital, sans que ces efforts en ce sens aient toujours retenu l'attention des spécialistes. C'est ainsi que Mythe et Épopée I, dans la mesure où son auteur rejette toute définition, tant ethnique que fonctionnelle, des tribus “romuléennes”, répond, selon nous, à une forte objection de A. Momigliano : Nothing is explained in Rome history if we believe that in a prehistoric past, Roman society was governed by a rigorous séparation of priests, warriors and producers. The fundamental fact of Roman society remains that warriors, producers and priests were not separate elements of the citizenship, though priesthoods tended to be monopolized by members of aristocracy (3).
À suivre