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Auguste Blanqui, communiste hérétique 1/5

Il existe, dans l’histoire du socialisme français, un courant souterrain, hérétique, marginalisé et refoulé. Il constitue une sensibilité occultée parmi les tendances qui ont prévalu dans la gauche de la fin du XIXe siècle à aujourd’hui – tendances représentées par les couples rivaux et complémentaires Jaurès et Guesde, Blum et Cachin, Mollet et Thorez, Mitterrand et Marchais. Si l’on envisage l’histoire du socialisme sous l’angle de la coupure entre une « première » et une « deuxième » gauche – l’une centraliste, étatiste, anticapitaliste, l’autre plus sociale, réformatrice, démocratique –, il s’agirait d’une « troisième gauche » beaucoup plus radicale, qui est restée, depuis toujours, hors du jeu politique, parlementaire et ministériel.

Il ne s’agit pas d’un groupe ou d’une tendance organisée, encore moins d’un parti : tout au plus d’une constellation intellectuelle et politique, dont les étoiles les plus visibles sont Auguste Blanqui, Georges Sorel, Charles Péguy et Bernard Lazare. En essayant de redécouvrir cette « tradition cachée » du socialisme français, escamotée aussi bien par le silence des uns que par les tentatives de « récupération » des autres – par exemple celle (qui a fait long feu) de la « deuxième » gauche de s’approprier Sorel –, nous n’avons nullement l’intention de proposer une nouvelle orthodoxie à la place de celles qui existent déjà. Ce serait d’ailleurs impossible, tant ces penseurs présentent entre eux autant de différences que d’affinités.

Nous n’oublions pas non plus les sérieuses limitations qu’ont, chacun à sa façon, nos quatre auteurs : la tentation putschiste de Blanqui, la tentation nationaliste de Péguy et de Bernard Lazare, le bref mais sulfureux flirt de Sorel avec l’Action française. Ces ambiguïtés éclairent sans les légitimer les tentatives de mainmise du fascisme sur Sorel ou du pétainisme sur Péguy – au prix d’une formidable falsification de leur pensée.

Pour éviter tout malentendu, précisons aussi qu’il ne s’agit pas du tout de présenter cette constellation comme une alternative à Marx. Nous sommes convaincus – contre la dernière mode du « prêt-à-penser », qui prétend réduire l’auteur du Capitalà un chien crevé enseveli sous les décombres de la chute du Mur – que le marxisme reste (pour reprendre la célèbre expression de Sartre) « l’horizon indépassable de notre époque ». Les prétentions de le « dépasser » – ou de bricoler un « post-marxisme » improbable – finissent toujours par revenir en deçà, et non au-delà, de Marx, au bon vieil Adam Smith (et à sa main invisible et non moins criminelle), à Locke (et à son contrat de dupes) ou à Bentham (et à son sens de l’utilité bien comprise).

C’est donc en tant que marxistes critiques que nous relisons les « socialistes dissidents », convaincus qu’ils peuvent contribuer à enrichir le marxisme et à le débarrasser d’un certain nombre de scories. Malgré leur évidente diversité, hétérogénéité, et particularité, il nous semble que les quatre auteurs cités partagent, inégalement, certaines caractéristiques permettant de les considérer comme un ensemble :

– le rejet du positivisme, du scientisme, du déterminisme mécanique ;

– la critique de l’idéologie du « progrès », d’une philosophie évolutionniste de l’histoire et de sa temporalité linéaire ;

– la perception aiguë des dégâts provoqués de la « modernité » ;

– l’opposition irréconciliable au capitalisme considéré comme intrinsèquement injuste ;

– une sensibilité rebelle conduisant au rejet du réformisme, du crétinisme parlementaire et des accommodements de la politique ordinaire ;

– une tendance antiautoritaire et anti-étatiste ;

– une sensibilité romantique critique de la modernité marchande, attirée par les formes communautaires du passé. Si Péguy hésite entre le romantisme révolutionnaire juvénile et le romantisme conservateur (après sa conversion), Blanqui, qui s’inspire davantage de l’antiquité stoïcienne et romaine, est résolument anti-romantique ;

– un style « prophétique », au sens biblique du terme, procédant par anticipations conditionnelles et appels à l’action pour conjurer le danger de catastrophe ;

– une vision « mystique » et intransigeante (profane et laïque) de la politique, comme action inspirée par la foi, la passion, la morale – en opposition à l’horizon mesquin et borné de la politique routinière ;

– une conception « ouverte », non linéaire, non cumulative des événements, laissant la place aux alternatives, aux bifurcations et aux ruptures.

On ne trouve pas nécessairement ce décalogue au complet chez chacun de nos auteurs : tel ou tel aspect occupe une place centrale chez l’un et est absent chez l’autre. Ils ne partagent pas moins la plupart de ces éléments, liés entre eux par de subtils rapports « d’affinités électives ». C’est ce qui donne à leurs écrits cette qualité, ce style vigoureux de pensée, ce ton qui contraste avec la plupart de leurs contemporains. Cette constellation socialiste méconnue semble apporter une contribution unique et précieuse – malgré toutes ses ambivalences et contradictions – refoulée dans l’histoire de la gauche française, telle qu’elle a été façonnée par ses courants dominants sous l’influence dominante d’un positivisme républicain [1].

Auguste Blanqui, communiste prophétique et anarchiste régulier

Les reproches politiques fréquemment adressés à Blanqui sont assez connus pour qu’il soit superflu d’y insister : putschisme, élitisme révolutionnaire, germanophobie, etc. Et pourtant, son image ne cesse de nous hanter : il incarne non seulement la victime de toutes les réactions – orléanistes, bonapartistes, versaillais, républicains d’ordre se sont relayés pour le tenir enfermé – mais aussi le message de sa « voix d’airain » (Walter Benjamin) qui retentit bien au-delà de son siècle.

S’il fallait résumer la politique de Blanqui, on pourrait dire qu’il s’agit, avant tout, de la façon la plus conséquente, d’un volontarisme révolutionnaire, source à la fois de sa force et de sa faiblesse, de sa grandeur et de ses limites. Contrairement aux saint-simoniens et, surtout aux positivistes – ces misérables qui ne se distinguent que par « leur respect de la force et leur soin de fuir le contact des vaincus », qui tendent systématiquement à assimiler la société à la nature –, Blanqui ne croit pas à des prétendues « lois » de la politique. Le mot « loi » n’a de sens pour lui que par rapport à la nature ; ce qu’on nomme « loi » ou règle immuable étant incompatible avec la raison et la volonté. Là ou l’homme agit, il n’y a point de place pour la loi [2]. Si ce volontarisme a parfois conduit Blanqui à l’échec – les « prises d’armes » de 1839 et de 1870 en sont le meilleur exemple –, il ne l’a pas moins sauvé du marais gluant du déterminisme « scientifique ».

Cette foi dans la raison et la volonté est sans doute un héritage de la philosophie des Lumières, dont toute sa pensée est pénétrée. Le cri « De la lumière ! De la lumière ! » revient souvent dans les pages de La Critique sociale, en rapport étroit avec une part d’illusion illuministe caractéristique des mouvements socialistes de l’époque, répétée sans cesse : le communisme sera « le résultat infaillible de l’instruction universalisée ». Il suffirait d’expulser des écoles « l’Armée noire » (l’Église) et de généraliser l’instruction pour que la lumière advienne et, avec elle, nécessairement, la communauté [3]. Blanqui se distingue cependant radicalement du seul héritage des Lumières par sa critique mordante des idéologies du progrès. Certaines de ses formulations à ce propos sont d’une étonnante acuité. Elles ont sans aucun doute attiré l’attention et suscité l’intérêt de Walter Benjamin, qui les reprendra presque mot par mot [4].

Blanqui ne sous-estime nullement les progrès de la science et de l’industrie. Il n’en est pas moins convaincu que, dans la société actuelle, toutes les conquêtes scientifiques et techniques « deviennent une arme terrible entre les mains du Capital contre le Travail et la Pensée [5] ». Contre la Nature aussi, comme nous le verrons plus loin. Plus généralement, Blanqui ne conçoit pas le passé comme une accumulation graduelle et linéaire des lumières ou des libertés : on ne peut pas oublier, écrit-il, « l’interminable série de calamités qui sillonne l’histoire du genre humain ». Rejetant l’historicisme conformiste, positiviste et borné, qui légitime toujours les vainqueurs au nom du « progrès », il cloue au pilori ce « mélange de cynisme et d’hypocrisie », pour lequel les victimes du passé sont des « feuilles mortes » dont on « fait litière ». Pour ces idéologues, « l’Histoire s’esquisse à grands traits, du plus beau sang-froid ; avec des monceaux de cadavres et de ruines. Nulle boucherie ne fait sourciller ces fronts impassibles. Le massacre d’un peuple, évolution de l’humanité. L’invasion des barbares ? Infusion de sang jeune et neuf dans les vieilles veines de l’Empire romain. […] Quant aux populations et aux villes que le fléau a couchées sur son passage… nécessité… marche fatale du progrès ». Il est difficile de savoir si Benjamin avait en tête ce passage de La Critique sociale au moment où il décrivait, dans sa IXe thèse « sur le concept d’histoire », les fruits du progrès comme un amoncellement de ruines catastrophiques qui monte au ciel, mais la parenté avec les images de Blanqui saute aux yeux [6].

À suivre

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