Les normes sont souvent envahissantes, mais elles peuvent constituer d’efficaces barrières protectionnistes - et protéger par là nos assiettes, nos élevages et nos éleveurs.
Il n’y a pas que l’automobiliste dans sa voiture ou le télespectateur sur son canapé qui souffrent des effets d'une sédentarité excessive. Il en va de même pour le porc ou la vache en stabulation entravée. L’animal a alors tendance à accumuler davantage de graisse dans ses tissus musculaires. Qu’à cela ne tienne ! La ractopamine est là pour arranger ce problème. Donnée à des animaux d’élevage, cette molécule, appartenant aux médicaments bêta-agonistes, diminue la teneur en graisse de leur viande. Dope à la ractopamine, un porc parvient a maturité en seulement trois mois, contre six a sept mois habituellement. Les trois quarts des pays du monde, dont la Chine, la Russie et l'Union européenne, en interdisent l'usage, tandis que l’industrie agro-alimentaire des États-Unis et du Canada y a largement recours - sauf pour la viande destinée à l’exportation. Ce type de norme est un exemple, parmi tant d’autres, de ces « barrières non-tarifaires » qui sont des cibles pour les promoteurs du libre-échange, en l’occurrence dans le cadre des négociations sur le Traité transatlantique.
Le développement du commerce est en effet, selon les économistes libéraux de l’école classique, une nécessité profitable à tous, qui exige donc la réduction de tout ce qui pourrait l’entraver indument. Insérés dans un marché concurrentiel élargi, les producteurs doivent s’aligner afin de rester compétitifs : gains de productivité par des structures du type « ferme des mille vaches », réduction des coûts, limitation des diverses contraintes.
Si l’on accepte le postulat de la compétition économique (comme le fait notamment la FNSEA), cela semble en effet la seule stratégie viable. Les mesures protectionnistes peuvent offrir quelque répit aux acteurs économiques d’un territoire, mais elles n’apparaissent guère comme légitimes que de façon transitoire, le temps d’un décollage ou d’un rattrapage économique, avant une participation pleine et entière au seul cadre vraiment acceptable, celui du marche mondial concurrentiel, « libre et non faussé ».
Le rôle du politique
Le point aveugle de cette disqualification libérale des normes ou des barrières protectionnistes, c’est évidemment la question du rôle du politique dans l’affaire. Dans la conclusion de Qu’est-ce que la politique ? Julien Freund affirme que « par son essence même, le politique a pour tache d’organiser [...] le mieux possible les conditions extérieures et collectives propres à donner à l’unité politique et aux membres qui y vivent les meilleures chances de répondre à ce qui est ou à ce qu’ils considèrent individuellement comme leur vocation(1) ».
Il faut affirmer et réaffirmer qu’il est évidemment légitime qu’une communauté politique fixe, par exemple, son niveau d’exigence en termes de qualité (gustative, sanitaire...) des aliments, ou de dimension des exploitations agricoles. Qu’il en résulte des distorsions de prix, celles-ci peuvent et doivent être corrigées par des barrières douanières, sans quoi l’exigence proclamée est vaine. Le protectionnisme n’est pas qu’une stratégie économique. C’est surtout une conséquence de la souveraineté, et de la prévalence de la liberté politique : « l’obéissance à la loi qu’on s’est prescrite est liberté(2)» sur le marché.
« La règle et la norme sont des instruments de la paix civile. Elles le sont, elles le seront de plus en plus à mesure que notre monde n’est plus seulement fini, mais petit, et compté », écrit fort justement Herve Juvin(3), défendant la nécessité de la norme « parce qu’elle, et elle seule, pose des limites à la démesure de l’ambition humaine et de l'utilisation des techniques ».
Freund place la décision au cœur de la politique : « Prendre une décision, c’est manifester une autorité et non affirmer une vérité. [...] Il n’y a pas et il ne peut y avoir de décision absolument objective. Son rôle est d’être opportune et efficace(4) ». La norme est donc éminemment arbitraire ce qui ne signifie pas injustifiée. Mais ce qui en fait la valeur, c’est précisément aussi l’acte performatif qu’elle représente : l’affirmation d'une souveraineté, d'une liberté. « Il a plu au Conseil et au Peuple... », précisaient les décrets de l’assemblée des Athéniens. Renoncer à cette prérogative, c’est se soumettre à la loi des autres, ou à l’ordre des choses.
1). Julien Freund, Qu’est-ce que la politique ? Seuil, 1968, 0.182.
2). Jean-Jacques Rousseau, Du contrat social, livre chap. Vill.
3). « Plutôt verts que morts » In Causeur n°12, avril 2014.
Fabien Niezgoda éléments N°162 septembre-octobre 2016