Et la raison leur revient !
Une maison alsacienne typique, aux colombages noirs et aux volets verts, que Franck Eisele indique d’un mouvement de main. « C’est celle de mes grands-parents. Je voudrais m’y installer un jour. » A 17 ans, le garçon n’imagine son avenir qu’« ici », dans ce village de 450 habitants de l’Alsace rurale, à 60 kilomètres de Strasbourg, où il a grandi. Comme six générations avant lui. Les commerces du bourg ont hélas fermé un à un au fil des ans. « Il ne reste plus qu’un coiffeur, décrit Franck. Mais c’est chez moi, je ne partirais pour rien au monde. Ce sont mes champs, ma nature. »
Il s’y sent une « place », décidé à relancer l’exploitation agricole de ses grands-parents. Depuis ses 14 ans, tous ses salaires d’apprenti mécano passent dans l’achat de bêtes – une trentaine de moutons – et de matériel. Avec son associé, un « ami du coin », ils ont pour ambition de développer une filière de vente locale. En attendant, la mécanique devrait lui assurer un revenu régulier : après un CAP, Franck suit un bac pro et espère être embauché à la fin de son apprentissage dans le garage du village voisin. Beaucoup de ses amis sont « partis à la ville », pour le lycée général. Lui ne l’a pas même envisagé.
Partir ou rester ? La question se pose irrémédiablement pour les jeunes ruraux, confrontés à une offre de formation restreinte et à des opportunités professionnelles très limitées sur leur territoire. « Dès l’adolescence, ils se construisent avec l’idée, inoculée par les penseurs de la modernité, qu’il faudra, un jour, être prêt à bouger, avec une tension très forte vers “la grande ville” », observe Yaëlle Amsellem-Mainguy, sociologue à l’Institut national de la jeunesse et de l’éducation populaire (Injep), qui a enquêté sur les trajectoires des jeunes femmes de milieu rural dans l’ouvrage Les Filles du coin (Sciences Po, 240 p., 23 euros).
Mais dans les campagnes, où les catégories populaires sont surreprésentées, les horizons sont souvent contraints par des barrières matérielles, spatiales et symboliques. Des mécanismes que la crise du Covid-19, ses incertitudes et les craintes qu’elle suscite viennent accentuer cette année. « Il y a un cumul des freins pour ces jeunes, indique Yaëlle Amsellem-Mainguy. Ils doivent très vite se plier à un exercice de calcul des coûts de l’orientation : le prix économique du départ, le coût amical, amoureux aussi, ou encore celui de la maîtrise de son territoire pour des jeunes qui souhaitent, majoritairement, revenir s’installer dans leur espace d’origine. »
Au collège, les élèves des établissements ruraux affichent un niveau égal voire supérieur aux taux nationaux. Preuve que le métissage etno-culturel et l’acculturation imposés en milieu urbain n’est bénéfique en rien. Pourtant les trajectoires de ces jeunes, qui représentent un tiers des 15-17 ans en France, « restent largement déterminées par une histoire de kilomètres », observe Salomé Berlioux, fondatrice de l’association Chemins d’avenir, qui accompagne des collégiens de milieux ruraux reculés. « Beaucoup ne vont pas aller au lycée général car il est situé à trois quarts d’heure de chez eux, que l’internat fait peur, ou qu’il n’a pas toujours de places disponibles. L’orientation se fait moins en fonction des aspirations que de ce qui se trouve à portée immédiate du domicile familial, pour des questions financières, mais aussi de représentations. »
Les jeunes ruraux se tournent davantage que leurs homologues urbains vers des filières courtes, à proximité, et calquées sur les besoins spécifiques de leur territoire. Entre 15 et 19 ans, 58 % sont en contrat d’apprentissage ou de professionnalisation, soit 13 points de plus que les jeunes urbains, selon une note de l’Injep de 2019. Parmi les jeunes de 17 à 29 ans sortis du système éducatif, ceux du milieu rural sont moins nombreux que les urbains à détenir un diplôme du supérieur (28 % contre 37 %), souvent au niveau BTS, et sont davantage détenteurs d’un seul baccalauréat (29 %) ou d’un CAP ou BEP (27 %).
Le pragmatisme prévaut : avoir un métier en main, être vite indépendant. « Se tourner vers des études théoriques revêt un aspect abstrait. Cela apparaît comme un luxe qu’on ne peut pas se permettre dans ces milieux populaires », souligne Yaëlle Amsellem-Mainguy. Les études supérieures longues sont perçues comme un « risque », sans certitude de rentabilité. Le diplôme obtenu ne sera pas forcément mobilisable dans le marché de l’emploi local. En outre, la barrière symbolique du départ est immense. « Partir dans une ville universitaire est pour beaucoup hors de l’espace des possibles : ils se disent que ce n’est pas pour eux, car trop loin », ajoute Sophie Orange, sociologue à l’université de Nantes, spécialiste de l’orientation.
Une équation à laquelle participe aussi le positionnement des institutions locales, qui exercent une forme de « travail de retenue » de ces jeunes, plus diplômés que leurs parents, estime la chercheuse : « Les entreprises locales font du prosélytisme et interviennent dès les classes de collège. Tout cela peut venir concurrencer des envies de poursuite d’études ailleurs. »
Autant de logiques de proximité accentuées par la crise du Covid-19, à l’aune de laquelle une partie des adolescents relisent leurs projections. Lors de la réalisation de son ouvrage Nos campagnes suspendues (L’Observatoire, 2020), au printemps 2020, Salomé Berlioux a vu les horizons de la jeunesse rurale se rétrécir, entre la disparition des petits jobs essentiels dans le processus de mobilité et les craintes des familles face au climat d’incertitude. « La crise renforce l’éloignement réel et symbolique, dans le même temps qu’elle accentue la figure repoussoir de la ville », observe Salomé Berlioux.
Les images de citadins « entassés » dans des appartements, en mars 2020, ont suffi à Franck pour conforter son choix de rester, déjà rebuté par « le bruit des voitures, les gens qui se regardent à peine, le chacun pour soi ». Lui raconte la « solidarité » de sa campagne, qui s’est lue durant le premier confinement. Il l’a passé à retaper un hangar agricole, salué et applaudi par ses voisins qui se promenaient. Pour cet Alsacien comme pour nombre de jeunes ruraux, les trajectoires s’inscrivent en effet dans un système de valeurs et de modèles de réussite propre, lié à un attachement fort au territoire, que décrit le sociologue Benoît Coquard dans l’ouvrage Ceux qui restent (La Découverte, 2019). Sont valorisés ceux qui ont su s’insérer rapidement et trouver une « bonne place », notamment grâce aux solidarités locales.
Dans son village « tranquille » de Kindwiller et à Val-de-Moder, la commune voisine, Mathéo est reconnu comme « le fils Ritter », gamin de la fleuriste du coin. Sa place d’apprenti, le garçon de 15 ans, en CAP maintenance des véhicules, l’a décrochée chez un patron qui « connaissait bien sa famille ». Lui veut aller « au moins jusqu’au BTS », pour rendre fiers les siens, et parce qu’il ne se voit pas « travailler toute sa vie dans l’atelier », dit-il, en montrant ses mains déjà abîmées. La formation la plus proche est à Schiltigheim : deux heures en TER. Mathéo préfère faire le trajet plutôt que de s’y installer – « trop compliqué ». Et puis, il veut « rester ici », même après le diplôme. « Toute ma famille habite à Kindwiller, quatre générations y sont enterrées. Tout le monde est soudé. »
Avec la crise, plutôt que de partir vers un inconnu rendu encore plus insécurisant, beaucoup préfèrent cultiver les réseaux et liens de solidarité dont ils disposent déjà chez eux. Face aux difficultés, « il y a l’idée que “ce n’est qu’entre nous qu’on peut s’en sortir” », observe Benoït Coquard. Au risque de se trouver enchâssé dans une concurrence encore plus rude, au sein de territoires où les difficultés économiques induites par l’épidémie s’ajoutent aux plaies toujours ouvertes de la crise de 2008.
Et c’est ainsi que la désertification des campagnes fait de moins en moins recette! Un heureux retour du bon sens et une bonne claque à tous ceux qui ne considèrent encore ces jeunes ruraux que comme des » bouseux « …