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MAI 68 : CES TRENTE JOURS QUI ÉBRANLÈRENT LA FRANCE

Lundi 8 janvier 1968
Venu inaugurer la piscine du campus de Nanterre, François Missoffe, le ministre de la Jeunesse, est interpellé par un rouquin, le cheveu en bataille : « J’ai lu votre Livre blanc sur la jeunesse. Six cents pages d’inepties ! Vous ne parlez pas des problèmes sexuels des jeunes »« Si vous avez des problèmes de ce genre, je vous conseille de plonger dans la piscine », aurait répondu le ministre. Quant à l’insolent, étudiant en sociologie, il fera parler de lui : il s’appelle Daniel Cohn-Bendit.

Conséquence du baby-boom, les jeunes représentent plus du tiers de la population française. Et la démocratisation de l’enseignement gonfle les effectifs à l’université : il y avait 140 000 étudiants en 1954, ils sont 500 000 en 1968 (2,5 millions en 2016). La faculté de Nanterre a été ouverte en 1964 afin de faire face à cette croissance. Mais les structures universitaires n’ont guère changé, décalage qui produit un mécontentement que savent exploiter les militants d’extrême gauche. Stimulés par l’opposition à la guerre que les Américains mènent au Vietnam, les groupes situés à la gauche du PCF se disputent une génération politisée : antistaliniens exclus de l’Union des étudiants communistes, trotskistes, maoïstes, spontanéistes, libertaires, situationnistes. « Ce qui caractérise actuellement notre vie publique, c’est que la France s’ennuie », écrit Pierre Viansson-Ponté dans Le Monde du 15 mars, lançant un appel à « l’ardeur et l’imagination ». Elles vont surgir, ces caractéristiques, mais d’où on ne les attend pas.

Vendredi 22 mars
Afin de protester contre l’arrestation d’activistes du Comité Vietnam national qui ont effectué un raid sur une agence de l’American Express, avenue de l’Opéra, des étudiants occupent la tour administrative de Nanterre. La date leur fournit un nom : Mouvement du 22 mars. Daniel Cohn-Bendit en prend la tête.

Jeudi 2 mai
Une « journée anti-impérialiste » se tient à Nanterre. L’extrême droite ayant menacé d’attaquer, le doyen, inquiet, ferme la faculté.

Vendredi 3 mai
Le Mouvement du 22 mars et l’UNEF, chassés de Nanterre, organisent un meeting dans la cour de la Sorbonne. Cohn-Bendit n’est pas là : arrêté le 27 avril, il a été expulsé vers l’Allemagne dont il est ressortissant. Dans l’Humanité, Georges Marchais, étoile montante du PCF, dénonce « l’anarchiste allemand Cohn-Bendit »« faux révolutionnaire dont l’agitation va à l’encontre de l’intérêt de la masse des étudiants ». Le recteur de la Sorbonne fait appel à la police pour évacuer sa faculté. Chose faite au prix de 600 arrestations et de bagarres qui se prolongent tard dans la nuit. C’est le début de la première crise de Mai 68, selon l’historien Jean-François Sirinelli : la crise estudiantine et universitaire (1). Le Premier ministre, Georges Pompidou, vient de partir en voyage officiel en Iran et en Afghanistan.

Lundi 6 mai
De nouvelles manifestations s’achèvent, dans la nuit, par des affrontements et des barricades au Quartier latin : 945 blessés, dont 345 policiers, et plus de 400 arrestations. L’UNEF appelle à une grève nationale illimitée.

Mardi 7 mai
Après avoir effectué une longue marche dans Paris, 30 000 étudiants chantent l’Internationale devant la tombe du Soldat inconnu.

Jeudi 9 mai
La contestation gagne Strasbourg, Nantes, Rennes, Toulouse, Lyon, Dijon.

Vendredi 10 mai
Les « enragés », comme on les appelle, construisent une soixantaine de barricades au Quartier latin, abattent des arbres. Aux jets de grenades lacrymogènes des forces de l’ordre répliquent les jets de pavés et de cocktails Molotov et les cris : « CRS = SS ». A 2 h 15, les CRS dégagent la rue Gay-Lussac. Bilan de la nuit : 720 blessés légers, 367 blessés graves, dont 251 policiers, 500 arrestations, 80 voitures brûlées.

Samedi 11 mai
La CGT, la CFDT et la FEN appellent à la grève générale pour la journée du 13 mai. Rentré d’Afghanistan, et désireux de faire retomber la tension, Pompidou intervient à 23 h15 à la télévision pour annoncer que la Sorbonne sera réouverte dès lundi, et que les étudiants condamnés en flagrant délit seront libérés.

Lundi 13 mai
Dans les usines, les services publics et les administrations, la grève est largement suivie. A Paris, 800 000 manifestants selon les syndicats et 171 000 d’après la police, donc vraisemblablement de 300 000 à 400 000 personnes, défilent de la Gare de l’Est et la République à Denfert-Rochereau. Les slogans visent le Président de Gaulle : « Dix ans, ça suffit », « Charlot, des sous ! » Dans le cortège marchent les socialistes François Mitterrand, Pierre Mendès France et Guy Mollet, et le secrétaire général du PCF, Waldeck Rochet. Débute alors la deuxième crise repérée par Jean-François Sirinelli : la crise sociale.
La première crise, la crise étudiante, se poursuit parallèlement. En tête du cortège parisien, on notait Jacques Sauvageot, le vice-président de l’UNEF, Alain Geismar, le secrétaire général du SNE-Sup, et Daniel Cohn-Bendit, revenu en fraude. Le mouvement a gagné Caen, Angers, Nantes et Bordeaux. Réouverte, la Sorbonne, décrétée « Commune libre », se transforme pour un mois en un forum permanent où, dans des amphithéâtres bondés, sales et enfumés, s’éternisent des débats confus sur la meilleure manière de refaire le monde sous l’égide de Marx, Bakounine, Lénine, Mao, Hô Chi Minh, Fidel Castro ou Che Guevara.

Mardi 14 mai
L’Ecole des beaux-arts de Paris est rebaptisée en Atelier populaire. Des dizaines d’affiches militantes y sont réalisées. Leur graphisme se met au service des slogans de mai : « Soyons réalistes, demandons l’impossible », « Sous les pavés, la plage », « Il est interdit d’interdire », « Prenez vos désirs pour des réalités », « Jouir sans entraves ».

Mercredi 15 mai
Les contestataires occupent le théâtre de l’Odéon. Jean-Louis Barrault les accueille en allant au-devant de leurs désirs : « Barrault n’est plus le directeur de ce théâtre, mais un comédien comme les autres, Barrault est mort ».

Jeudi 16 mai
De Gaulle, parti le 14, est en voyage officiel en Roumanie, tandis que la grève avec occupation des locaux se généralise en France. Le drapeau rouge flotte sur les usines Renault de Billancourt et de Flins. Georges Séguy, patron de la toute-puissante CGT, réclame une augmentation massive des salaires et une réduction du temps de travail, mais repousse la fusion proposée par les leaders étudiants.

Samedi 18 mai
Il y a deux millions de grévistes. Le Festival de Cannes se déchire entre ceux qui veulent continuer, et les contestataires. Jean-Luc Godard, partisan de l’arrêt, s’emporte : « Je vous parle solidarité avec les étudiants et les ouvriers, et vous me parlez travelling et gros plan ! Vous êtes des cons ! » Le festival s’interrompt.

Dimanche 19 mai
De Gaulle, de retour de Roumanie, fait une déclaration qui tient en une formule : « La réforme oui, la chienlit non ».

Lundi 20 mai
La France compte de 8 à 10 millions de grévistes. Le pays est paralysé : plus de trains, plus de métro, plus d’essence, plus de courrier, plus de ramassage des ordures, plus de journaux, plus de télévision, plus de radio publique. Les ménagères courent les magasins d’alimentation pour faire des stocks. RTL et Europe 1, les seules stations qui émettent encore, sont les seules sources d’information. Quand leurs reporters rendent compte au plus près des manifestations, elles exercent un effet grossissant sur la réalité.

Vendredi 24 mai
Le soir, le président de la République annonce un référendum sur la participation. Mais son discours tombe à plat. Voici la troisième crise de Mai 68 : la crise politique. L’Etat semble impuissant, ouvrant un vide institutionnel. « La situation était devenue insaisissable », avouera de Gaulle. Après son allocution, Paris connaît une nouvelle nuit d’émeute. Heurts violents gare de Lyon, début d’incendie à la Bourse, trois commissariats attaqués : 456 blessés, 795 arrestations. A Lyon aussi, la violence se déchaîne : un commissaire de police est écrasé par un camion lancé par les manifestants.

Samedi 25 mai
Rue de Grenelle, au siège du ministère du Travail, Georges Pompidou conduit les négociations entre patrons et syndicats. Auparavant, il a dépêché son jeune secrétaire d’Etat à l’Emploi, Jacques Chirac, pour rencontrer Henri Krasucki, le numéro 2 de la CGT. Par sécurité, Chirac a glissé un révolver dans son veston. Mais il a dû se rendre à l’évidence : les communistes, cornaqués par Moscou, ne rêvent pas du Grand Soir, sachant qu’une révolution de type bolchevique est impossible dans la France de 1968. Ce qu’ils veulent, ce sont des avantages matériels pour leurs électeurs. Les discussions dureront jusqu’à l’aube du lundi. Relèvement de 35 % du Smig, hausse des salaires de près de 10 % en deux étapes, réduction de la durée du travail pour les horaires supérieurs à 48 heures hebdomadaires, paiement à 50 % des heures de grève, reconnaissance de la section syndicale d’entreprise : la moisson est abondante.

Lundi 27 mai
Déconvenue pour Georges Séguy : venu présenter les concessions gouvernementales aux ouvriers de Renault-Billancourt, le secrétaire général de la CGT se fait siffler. La grève continue. Le soir, au stade Charléty, un meeting réunit 40 000 militants de l’UNEF et du PSU de Michel Rocard. Pierre Mendès France est là, mais il donne l’impression, par sa présence, de vouloir récupérer le mouvement de rue. De même le lendemain lorsque Mitterrand, au cours d’une conférence de presse, appelle à la formation d’un gouvernement provisoire présidé par Mendès France, en annonçant sa candidature en cas de vacance du pouvoir, appel implicite au retrait du général de Gaulle.

Mercredi 29 mai
Le Conseil des ministres est annulé car le chef de l’Etat a quitté Paris, pour aller on ne sait où, puisqu’il n’est pas à Colombey. Ce n’est que plus tard qu’on saura qu’il s’est rendu au QG des Forces françaises d’Allemagne, commandées par le général Massu. Que se sont-ils dit ? Ce mystère ne sera jamais élucidé. Quand le Général revient, à 18 h, un communiqué précise qu’il s’adressera au pays le lendemain.

Jeudi 30 mai
Lors de son allocution radiodiffusée, de Gaulle, se présentant comme le « détenteur de la légitimité nationale et républicaine », annonce qu’il ne se retire pas, qu’il maintient son Premier ministre et que l’Assemblée nationale est dissoute. Prévue par les réseaux gaullistes, une manifestation devait se tenir l’après-midi même aux Champs Elysées. Mais l’allocution de de Gaulle, cristallisant l’attente de la majorité silencieuse, draine une foule immense. Non un million de personnes, comme cela se répète, mais vraisemblablement 400 000 à 500 000 personnes, ce qui en fait la première manifestation de Mai. Au milieu d’une forêt de drapeaux tricolores et de chants de la Marseillaise entonnée à pleins poumons, André Malraux, Maurice Schumann et Michel Debré défilent bras dessus bras dessous.

Vendredi 31 mai
L’essence revient dans les pompes. A la veille du week-end de la Pentecôte, la France populaire est heureuse de consommer, narguant les utopies soixante-huitardes. Le travail redémarre dans les principaux services publics, les grandes entreprises se remettent en route, les partis préparent les élections : la vie reprend son cours. Plusieurs groupes d’extrême gauche seront dissous le 12 juin, (ils se reformeront sous d’autres noms), la Sorbonne sera évacuée le 16 juin, les usines Renault tourneront le 18 juin.

Dimanches 23 et 30 juin 1968
Au premier tour des élections législatives, les gaullistes de l’UDR et les Républicains indépendants de Valéry Giscard d’Estaing rassemblent 46 % des suffrages exprimés, le centre 14 %, le PCF 20 %, les socialistes de la FGDS 16 %, le PSU 4 %. Au second tour, l’UDR obtient 293 sièges sur 497 et les RI 61, soit un gain de 112 sièges pour la droite par rapport à l’Assemblée précédente. Pour la première fois sous la Ve République, un parti, gaulliste en l’occurrence, acquiert la majorité absolue à lui seul. Le 10 juillet, Maurice Couve de Murville remplacera Georges Pompidou comme Premier ministre.
Crise étudiante, crise sociale et crise politique se concluent par l’apparente consolidation de la République gaullienne. Les conservateurs sont rassurés. Mais ils ne voient pas ce qui s’est mis en branle à l’occasion de ce mois de mai et qui résultait de bouleversements depuis longtemps en cours dans la société française. L’année symbolique de cette mutation, les historiens le savent, est 1965 et non 1968. Quinze ans plus tard, les enragés de Mai seront journalistes ou publicitaires, et leurs valeurs seront devenues la norme. Pierre Mendès France le dira à son neveu Tiennot Grumbach, un maoïste : « Vous avez perdu politiquement, mais vous avez gagné culturellement ».

Jean Sévillia

1) Jean-François Sirinelli, Le siècle des bouleversements in Une histoire de France, sous la direction de Claude Gauvard, PUF, 2017.

Sources :  (Edition du  vendredi 2 mars 2018)

https://www.jeansevillia.com/2018/03/10/mai-68-ces-trente-jours-qui-ebranlerent-la-france/

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