Ben Richardson
Source : https://katehon.com/en/
Les racines de la discipline que sont devenues les études sur les relations internationales font aujourd’hui l'objet d'une enquête ‘’postcoloniale’’. Une figure intellectuelle qui nécessite un tel examen est Halford John Mackinder, un des pères fondateurs de la géopolitique. Les idées de Mackinder, qui ont maintenant plus d'un siècle, conservent une réelle influence de nos jours. C'est notamment son bref essai de 1904 intitulé The Geographical Pivot of History, qui traite de l'importance stratégique de l'Eurasie, qui a été cité avec insistance par les faucons défendant l'invasion de l'Afghanistan et de l'Irak par les États-Unis. Comme eux, Mackinder avait aussi des ambitions impériales.
L'œuvre de sa vie a été consacrée au renouveau de l'Empire britannique, dont il craignait qu'il ne soit dépassé par les puissances continentales rivales. Fidèle à sa foi dans la praxis de la connaissance géographique et dans la maîtrise des territoires par les États, Mackinder a également cherché à faire carrière en politique. Les premiers signes de cette transition apparaissent en 1900, lorsqu'il se présente aux élections générales, c’est en soutien à une faction largement oubliée du parti libéral, celle qui s’autoproclamait ‘’impérialiste libérale’’. L'histoire de ses mésaventures électorales permet d'éclairer le contexte idéologique dans lequel la géopolitique a émergé et les buts qu'elle a poursuivis.
Mackinder a commencé le nouveau siècle comme un homme en pleine ascension. Le 22 janvier 1900, il arrive triomphalement à la Royal Geographical Society pour donner une conférence sur son ascension du mont Kenya. Il fut non seulement le premier Européen à atteindre le sommet de cette montagne africaine, mais aussi le premier à présenter ses résultats à la Société en utilisant la photographie couleur. En combinant le prestige national et l'avancement scientifique, l'expédition a étoffé la réputation de Mackinder en tant que pionnier de la géographie. À ce moment-là, il était surtout connu pour ses contributions scientifiques en tant que directeur du Reading College et que lecteur à l'Oxford School of Geography, deux établissements récemment créés grâce à ses efforts. Au printemps de l’année 1900, il parcourut le pays pour donner des conférences sur le mont Kenya et le 3 octobre - jour du scrutin des élections générales - il devait s'adresser aux nouveaux étudiants à l'hôtel de ville de Reading et recevoir les demandes de bourses pour Oxford. Mais à deux semaines de l'échéance, il met ces projets de côté et décide de se présenter lui-même aux élections dans la circonscription de Warwick et Leamington, dans les Midlands.
Cette décision soudaine est curieuse. Mackinder n'avait aucun sponsor politique à cette époque et aucun lien avec la circonscription où il se présentait, si ce n'est qu’il avait donné quelques cours complémentaires du programme de l'université à l'hôtel de ville de Leamington, une décennie auparavant. Il est possible qu'il ait été recommandé à l'association libérale locale par J. Saxon Mills, un ancien maître du Leamington College et devint ainsi le premier choix de ce caucus politique comme candidat. Mills aurait connu Mackinder par le biais du mouvement pour l’extension de l'université et aurait eu des opinions similaires aux siennes sur les questions relatives à l’Empire. Mais pourquoi entrer dans la course électorale si tard dans la campagne? Peut-être Mackinder cherchait-il à se distraire. Alors qu'il recevait l'adulation du public pour ses exploits en Afrique de l'Est, dans sa vie privée, il traversait une séparation douloureuse avec sa femme. Tout ce que nous savons avec certitude, c'est que le jour où il reçut l'offre de l'association libérale de Leamington, il a immédiatement télégraphié en retour et est parti les rencontrer le soir même.
L'élection générale de 1900 fut une élection ‘’kaki’’, ainsi nommée parce qu'elle fut dominée par des questions militaires relatives à l'annexion britannique des États indépendants des Boers. Mackinder est sans équivoque sur cette question. Il soutient la guerre des Boers et pense que tout sentiment pacifiste ou anti-impérial doit être mis de côté afin que la Grande-Bretagne puisse demeurer dans le monde ‘’une force pour la liberté’’. Désireux de faire comprendre sa position à l'Association libérale, Mackinder lui dit : « Si nous tenons à nos libertés britanniques, nous devons être prêts à défendre ces libertés lorsque l'occasion se présente, non seulement contre de petites puissances, mais contre de grandes puissances mondiales, presque aussi grandes que nous. Par conséquent... il est impossible à notre époque, quels que soient nos souhaits, de rester des ‘’petits Anglais’’ ». Mackinder était donc un impérialiste libéral, mais ne croyait pas pour autant que toutes les guerres étaient bonnes, car la guerre est toujours un désastre - (‘’écoutez, écoutez’’) – mais, ajoutait-il, ‘’il ne serait pas partie prenante pour omettre quoi que ce soit qui rendrait moins facile pour eux d'apprécier leurs libertés britanniques ou de conserver le pouvoir d'étendre ces libertés’’.
C'est un message qu'il répète tout au long de sa campagne, insistant sur la nécessité pour la Grande-Bretagne de se protéger contre les puissances en développement rapide qu’étaient à l’époque l'Allemagne et les États-Unis ; cette protection devrait s’articuler, pendait-il, par la mise en place d’une fédération impériale avec l'Australie (blanche), le Canada et l'Afrique du Sud: "une ligue de démocraties, défendue par une marine unie et une armée efficace". Sa position optimiste et son éloquence renommée inquiètent manifestement l'opposition, à tel point que le gros bonnet unioniste Joseph Chamberlain se rend à Warwick et Leamington à la veille des élections pour parler en faveur du candidat sortant. Après des remarques introductives dans lesquelles Mackinder était qualifié de "bâtard" en raison de son appartenance politique indéfinissable, Chamberlain ridiculisa ensuite son allégeance mal placée, déclarant : ‘’la seule faute que je trouve à M. Mackinder, c'est qu'il n'est pas membre de notre parti... J'espère qu'après cette élection, il jugera bon de rejoindre les Liberal Unionists’’.
En fait, les arguments de Mackinder en faveur de l'impérialisme libéral n'ont pas convaincu l'électorat. Bien qu'il ait manqué toute l'élection parce qu’il s’occupait d’affaires gouvernementales en Afrique du Sud, son adversaire Alfred Lyttelton a consolidé sa majorité et a gagné avec 59 % des voix. De manière quelque peu vaniteuse, Mackinder attribue cette défaite à la mauvaise organisation de l'association libérale locale, en leur rappelant que "les élections ne sont pas gagnées par des réunions publiques": « Les élections ne se sont pas jouées dans les réunions publiques, aussi enthousiastes aient-elles été, sinon nous les aurions gagnées ». Malgré cette défaite et ces reproches, l'association l’a dûment remercié et l'a acclamé avec le célèbre refrain de He's a jolly good fellow.
Mais Mackinder n'en avait pas encore fini avec la politique politicienne. Trois ans plus tard, une élection partielle fut convoquée, car Lyttelton avait été promu au poste de secrétaire aux Colonies et un candidat devait se représenter dans sa circonscription. Cette promotion de Lyttelton fait suite à la démission de Joseph Chamberlain, qui dut quitter le cabinet suite à une controverse ; il se mit alors à faire campagne en faveur d'une réforme tarifaire. Mackinder est en plein accord avec le désir de Chamberlain de faire de l'Empire britannique un bloc commercial protégé. Il rejoint la Tariff Reform League et, répondant à l'espoir de Chamberlain, passe effectivement dans le camp des Unionistes. Il propose même de se rendre à Leamington pour parler en faveur de son ancien adversaire, ce qui est, selon ses propres termes, "le seul comportement viril que je puisse adopter". La réaction du Liberal Club de la ville a été de décrocher la photo de Mackinder du mur, de la lacérer et de brûler ce qui en restait. On a conseillé à Mackinder de ne pas se rendre dans la ville.
Au moins, Lyttelton a apprécié l'offre. L'année suivante, en tant que secrétaire aux Colonies, il a présidé à la conférence de Mackinder sur l'Empire britannique, soutenue par de nombreuses illustrations. La teneur de cette conférence -et les illustrations qui l’accompagnaient- devaient être utilisées dans les écoles pour édifier des émules patriotiques, prêtes à servir l’Empire. Le projet se concrétisera dans les manuels préparés pour le Visual Instruction Committee du Colonial Office, que Lyttelton encourage les gouverneurs coloniaux à adopter. La relation entre les deux hommes se cimenta lors des élections générales de 1906, lorsque Mackinder proposa à nouveau de parler pour Lyttelton, ainsi que pour Arthur Steel-Maitland, un autre réformateur du tarif douanier, qui faisait campagne dans la circonscription voisine de Rugby. Cette fois-ci, l'offre fut acceptée, mais une fois encore, elle tourna mal. Comme le rapporta le London Daily News, lorsque Mackinder se lèva pour prendre la parole lors d'une réunion publique dans une école de Leamington: ‘’ce fut le signal d'une scène de tumulte assourdissant, au-dessus duquel s'élevaient des cris de Mongrel. Il est resté debout pendant cinq minutes en souriant d'un air quelque peu sardonique, puis, demandant un tableau noir, il a écrit à la craie Be fair, as Englishman. De nouveau, prenant place sur l'estrade, M. Mackinder attend patiemment l'occasion, qui ne se présentera jamais, de s'adresser aux électeurs’’.
Sans se décourager, les deux hommes poursuivent leur programme commun et le lendemain, Mackinder prononça un long discours en faveur de la position unioniste sur la réforme tarifaire, qu'il décrivit comme "une question de vie ou de mort pour le pays". Il s'efforça en particulier de discréditer l'affirmation du Parti libéral selon laquelle les tarifs protectionnistes entraîneraient une hausse des prix des denrées alimentaires, ce que Mackinder pensait pouvoir éviter en exploitant "les vastes champs du Canada" comme fournisseur garanti de céréales bon marché. Les électeurs ne sont toujours pas d'accord et Lyttelton perd son siège lors du raz-de-marée libéral qui balaie l'alliance des conservateurs et des unionistes.
Mackinder entre finalement au Parlement en 1910 en tant que député conservateur et unioniste pour la circonscription de Camlachie à Glasgow, mais au début des années 1920, il abandonne complètement la politique partisane pour un rôle technocratique à la présidence de l'Imperial Shipping Committee. Il s'était méfié de la menace que représentait la démocratie représentative pour les experts et l'ordre social ; une réponse directe à ce qu'il considérait comme l'endoctrinement socialiste des travailleurs par le parti travailliste, mais peut-être aussi une amertume persistante à l'égard de ses premières expériences, qui avaient meurtri son ego à Warwick et Leamington. Il avait également le sentiment qu'au Parlement, il n'avait rendu justice ni à son talent ni à sa cause, n'ayant jamais été introduit dans le cercle restreint du gouvernement. À la fin de sa vie, il regrettera de "ne pas s'en être tenu à la géographie seule". Peut-être les choses se seraient-elles passées différemment s'il ne s'était pas précipité dans la politique, surtout pour un parti auquel il allait plus tard tourner le dos. Mais bon, qui a entendu parler d'un impérialiste prudent ?