La menace de l'indigence
La question sociale en 1789 renvoyait au problème de la pauvreté. La mauvaise récolte de 1788 avait fait bondir le prix du grain dans des proportions oubliées depuis 1709. Les premières enquêtes de la Révolution constatent que onze millions de Français sont dans l'indigence, souvent contraints d'errer à la recherche d'un moyen d'existence (12). De mai à juillet 1789, les émeutes de chômeurs se conjuguent aux pillages des convois de grains. Comment analyser la cherté du blé et que faire? La question est ancienne: depuis 1764, les économistes polémiquent sur le sujet. Convient-il de laisser agir vendeurs et acheteurs? Faut-il intervenir pour améliorer le ravitaillement ?
Le débat n'est pas futile car les milieux populaires consacrent en moyenne la moitié de leurs revenus à l'achat de pain, base de l'alimentation. F. Aftalion (13) cite les travaux de G. Rudé qui fixe à huit livres quotidiennes (de pain), la quantité nécessaire (en moyenne) à une famille de quatre personnes. Pour des rémunérations journalières de 20 à 50 sous, selon les activités, il ne fallait pas que le prix du pain de quatre livres montât au dessus de huit ou neuf sous. Necker avait publié en 1775 un ouvrage (Essai sur la législation et le commerce des grains) dans lequel il montrait une claire compréhension du phénomène, sans qu'il nous soit possible de préciser s'il connaissait l'étude de Gregory King (1648-1714), premier auteur à avoir relié les fluctuations du prix du blé au volume des récoltes. Turgot aussi préconisait la libre circulation des grains comme moyen d'assurer la compensation régionale des surplus et déficits. Condorcet, enfin, dans ses Réflexions sur le commerce des blés (1776) prend parti pour Turgot. Il existait donc de bonnes analyses des mouvements de prix, susceptibles de fonder une politique d'approvisionnement.
La politique de l'Ancien Régime reposait sur une réglementation des marchés, le stockage, et un système d'approvisionnement pour Paris. Une mauvaise récolte, en poussant les prix à la hausse, enrichit les producteurs qui peuvent attendre et spéculer: mais le résultat est le même en cas de stockage préventif. Les révolutionnaires n'ont pas su trancher: Robespierre utilise l'édit du maximum et adhère à la thèse des saboteurs et des accapareurs... Mais le débat économique était soumis aux pressions des sans-culottes, ensemble de salariés et de propriétaires dont les maîtres et compagnons formaient l'ossature: ils ont joué un grand rôle de l'été 1791 à l'été 1794. Leurs préoccupations, en matière d'économie, n'allaient pas au-delà d'une revendication en faveur d'un niveau de vie décent. Il existe plusieurs méthodes pour en arriver là. Or, les sans-culottes préféraient le contrôle des salaires, car ils raisonnaient dans le cadre d'une nature, en bute aux méchants riches: "Les pauvres étaient naturellement patriotes et vertueux, tandis que les riches, qui avaient été trop longtemps habitués à ne considérer que leurs propres intérêts, étaient incapables de générosité républicaine" (14). La nature fournit des aliments dont les prix ne montent qu'après spéculation. Cette perversion de la nature justifie un châtiment que les circonstances rendront exemplaire.
Que faire, alors, vis-à-vis des indigents? L'Assemblée Constituante a formulé des principes élaborés en projets de décrets par le comité de mendicité, qui sera transformé en Comité des Secours publics, par la Législative et la Convention. Ce comité de mendicité rassemble de nobles âmes: le Duc de La Rochefoucauld-Liancourt, le Comte de Virieu, Boncerf (auteur d'une brochure sur les inconvénients des droits féodaux), Barère, Guillotin. Il affirme le droit de chacun à sa subsistance et propose de substituer le secours public à l'aumône par des versements forfaitaires des départements.
«Les secours publics sont une dette sacrée»
Dans le préambule de la Constitution de 1793, Robespierre réaffirme: «Les secours publics sont une dette sacrée. La société doit la subsistance aux citoyens malheureux, soit en leur procurant du travail, soit en assurant les moyens d'exister à ceux qui sont hors d'état de travailler» (15). Les lois qui se succèdent de mars 1793 à Floréal An II traitent des pauvres hors d'état de travailler et des pauvres sans travail, chômeurs ou "fainéants". Pour ces derniers, la Révolution se coulera dans l'esprit de l'Ancien Régime, ne changeant que les modalités. Adieu fouets, galères et vieux dépôts, place à l'incarcération dans une maison d'arrêt pour toute personne demandant de l'argent ou du pain sur la voie publique. Dans ce "lieu de vie", le travail est obligatoire, le salaire retenu aux 2/3 pour les frais de séjour. Ce n'est rien de plus que le traditionnel "renfermement". Une innovation cependant: les récidivistes «de niveau trois» partent peupler, huit années au moins, une colonie. Dans le même temps, la législation ne peut ignorer les anciens ateliers de charité. Elle les transforme en travaux publics ou grands travaux, payés les trois quarts du prix moyen de la journée de travail. La quintessence de la pensée révolutionnaire charitable s'exprime dans un texte de Barère, au moment de présenter la nouvelle loi sur proposition du Comité de salut public (22 floréal an II): «La mendicité est... une dénonciation vivante contre le gouvernement... Le tableau de la mendicité n'a été jusqu'à présent sur la terre que l'histoire de la conspiration des propriétaires contre les non-propriétaires... Si l'agriculture est la première et la véritable richesse d'un Etat, nous devons prouver aujourd'hui que l'intérêt du législateur est de favoriser les cultivateurs avant toutes les classes de la Société...». Responsabilité du gouvernement, dichotomie propriétaires/non-propriétaires, priorité à la pauvreté campagnarde: tous les ingrédients révolutionnaires sont rassemblés sans qu'une analyse nouvelle rompe avec les pratiques de l'Ancien Régime.
Recettes et dépenses
L'historiogaphie des finances à la fin du XVIIIième siècle met l'accent sur deux dimensions complémentaires: le point de vue budgétaire strict qui évalue les revenus et les dépenses, le rapport entre l'Etat et les milieux financiers. De façon générale, l'Etat doit satisfaire les besoins et désirs publics par opposition aux besoins personnels. Dans un article publié en 1918 (La crise de l'Etat fiscal), Joseph Schumpeter indiquait que «les finances publiques constituent l'un des meilleurs points de départ pour une étude approfondie de la société» (16). L'Etat fiscal apparut au XVIième siècle pour payer les dépenses de guerre. Le sociologue N. Elias affirme que la période axiale se situe au cours de la Guerre de Cent Ans, lorsque des prélèvements occasionnels destinés à des usages précis et bien déterminés se sont transformés en une institution permanente, puisque le Roi a toujours besoin d'argent pour mener à bien les conflits (17). En toutes hypothèses, il apparait que les dépenses passèrent avant les recettes puis, après que l'Etat eut acquis une solide structure, on leva des impôts pour des raisons qui étaient autres que la raison initiale. Jusqu'en 1788, où un édit crée le Trésor royal (naissance du principe d'un trésor public), les finances du Roi ne sont pas vraiment des finances publiques. Alain Guéry rappelle: «Les financiers qui sont chargés de leur gestion sont des officiers. Leurs revenus sont des gages et non des salaires. Ils ne gèrent pas des caisses publiques, mais leurs caisses privées, dans lesquelles les fonds qui appartiennent au Roi sont en compte, avec d'autres fonds d'origines diverses» (18). Les dépenses sont d'abord militaires quoiqu'il soit impossible de mener de longs conflits par insuffisance de ressources. L'endettement considérable limite l'effort qui, nécessairement, retombe. Les dépenses consacrées directement au commerce et à l'économie ne dépassent pas 1% du total des dépenses. Le dernier budget pour 1788 est assez bien connu et n'est pas considéré comme atypique: la dette absorbe plus de la moitié (50,5%), la guerre et la diplomatie 26,3% (guerre: 16,8%; marine et colonies: 7,2%; affaires étrangères: 2,3%), les dépenses civiles 23,2% (la cour: 5,7%; administration générale: 3%; secours: 2,8%; économie: 3,7%; instruction et assistance: 1,9%). La politique budgétaire est tournée exclusivement vers la recherche de l'argent nécessaire pour couvrir les dépenses engagées et "l'idée que les dépenses et les revenus de la cour puissent être utilisés dans le sens d'une action sur la vie économique et sociale du pays, échappe aux habitudes, aux attitudes et aux mentalités, non seulement des responsables de l'administration royale des finances, mais aussi des publicistes et économistes du temps" (19). Les révolutionnaires se préoccupèrent aussi de trouver des recettes, mais après qu'ils eurent mis à bas le système fiscal sans étudier sérieusement les effets du financement sur l'économie. Après les décisions et les débats théoriques, le personnel et ses réseaux.
À suivre