Une récente bourde ministérielle fournit l’occasion de remonter le temps et de rendre aux légistes, serviteurs de la souveraineté capétienne, l’hommage qui leur est dû.
bavardages parlementaires. Le 11 mars dernier dans l"hémicycle, un obscur député, dont la langue a fourché, a évoqué « les légistes », au lieu de dire « le législateur ». Cela lui a valu les foudres du ministre de la Justice, Dupond-Moretti, qui lui répondit vertement : « Les légistes n’ont rien a voir avec notre histoire. Les légistes, c’est ceux gui pratiquent des autopsies. Vous avez peut-être un gout pour le morbide, mais c’est pas le mot juste ».
Mais le garde des Sceaux s’est trompé, confondant grossièrement légistes et médecins légistes. Car les premiers n’ont jamais pratiqué le moindre examen médical. Corporation ancienne et disparue, figures de proue de l’affirmation de l’État au temps des Capétiens, les légistes furent les premiers maitres de notre droit public, à compter du XIIIe siècle.
Le roi de France empereur en son royaume
Ils s’appelaient Jean de Terrevermeille, Philippe de Beaumanoir, Charles de Louviers ou Evrard de Trémaugon. Des noms souvent oubliés, sauf par quelques anciens étudiants en droit. Seuls quelques-uns sont demeurés dans la conscience collective, à l’image de Guillaume de Nogaret. Mais si le grand légiste de Philippe le Bel nous est encore familier
c’est auréolé dune légende noire et d'un sombre mystère, auxquels la saga de Druon, Les Rois maudits, n’est certainement pas étrangère. Nogaret, c’est ce juriste languedocien, conseiller du roi et qui, comme ce dernier a été maudit par le templier Molay selon la légende. C'est, surtout, cet intransigeant défenseur de la souveraineté temporelle du Capétien. Face à l’absolutisme théocratique de Boniface VIII (la bulle Oram Sanctam, en 1302, fulmine la théorie des deux glaives et la soumission des rois au pontife), Nogaret mène une ambassade à Anagni, auprès du pape. Il s’agit alors de convoquer Boniface à un concile lyonnais pour l’y juger et déposer. L’entrevue dégénère. Nogaret, entouré de ses gens d'armes, a-t-il giflé le pape ? Rien n’est moins sur mais Boniface ne survivra pas plus d'un mois à l’entrevue. Quant à Nogaret, thuriféraire des prérogatives de son prince, il mourra en 1313, toujours excommunié.
Associée au règne de Philippe le Bel, l’aventure intellectuelle des légistes naît un siècle plus tôt. Au beau Moyen Âge, les lys fleurissent sur le pré des batailles (Bouvines, 1214) mais aussi dans les universités. À Paris, Montpellier Orléans ou Toulouse, la science du droit se développe. Issus d’horizons divers, du Midi romanisé ou du Nord coutumier de savants juristes, experts en droit canonique et romain (indissociables alors) deviennent les meilleurs conseillers du roi. Ils remplacent bientôt les philosophes qui, jusque-la, faisaient prospérer le registre des « miroirs du prince », ouvrages exaltant les vertus du bon gouvernant.
Les légistes, eux, s’attachent au droit, non à l’éthique. Il leur faut imposer l’autorité royale face à la féodalité, à l’Empire et à la Papauté. Jean de Blanot (1230-1280), juriste bourguignon, est un pionnier qui, commentant les vieux Institutes de Justinien, affirme : « Le roi de France est empereur en Son royaume, car il ne se reconnait pas de supérieur en matière temporelle ». Le propos est cristallin, et l’analogie impériale d'une redoutable efficacité. Du reste, l’habileté des légistes est frappante puisqu’ils s’appuient ici sur un texte pontifical, la décrétale Per venerabilem de 1202, dans laquelle le pape Innocent III avait affirmé que le roi de France n’avait « nul supérieur au temporel ». L’argument, venu de Rome, est retourné contre le Siège apostolique.
La littérature juridique du temps est marquée par ce sceau de la souveraineté royale, à l'image des Etablissements de saint Louis, compilation probablement rédigée vers 1272 par un juriste orléanais, affirmant l’indépendance du roi de France, « car le roi ne tient de nului, fors de Dieu et de lui ». On peut encore citer le Songe du Vergier, traité de droit public produit un siècle plus tard et qui, prenant l’aspect d'un dialogue fictif entre un clerc et un chevalier aborde à nouveau le thème de la puissance royale rapportée à celle du siège pétrinien. Dans cet écrit, dont la paternité est discutée - s’agit-il du breton Evrart de Trémaugon ? -, le clerc se fait l’avocat du pape, et le chevalier celui du roi. Naturellement, c’est ce dernier qui emporte la conviction du lecteur !
Alors que la féodalité jette ses derniers feux, les légistes achèvent aussi d’enraciner la prééminence du roi qui, de suzerain, devient véritablement souverain. « Souverain par dessus-tout », note le juriste Philippe de Beaumanoir (1250-1296) dans ses Coutumes de Beauvaisis, véritable monument du droit coutumier septentrional.
L’État saisi par le droit
Vient alors la guerre de Cent Ans, suscitée par les prétentions anglaises à la couronne de France. En ces temps troubles, va briller le nom chantant d'un juriste nîmois : Jean de Terrevermeille, défenseur des droits du dauphin (futur Charles VII). Il compose en 1419 ses Tractatus contra rebelles suorum regu, véritable somme de droit constitutionnel. Il pose ainsi les principes majeurs de nos lois fondamentales, comme l’indisponibilité de la Couronne. Terrevermeille y affirme vigoureusement l’impossibilité pour le roi d’être propriétaire de sa fonction. Nul ne peut disposer de la Couronne, nul ne peut la céder, l’abandonner ni la vendre. Il insiste sur l’origine coutumière - et non romaniste - de ce principe, qui s’impose au prince. À partir de ces prémisses, Terrevermeille conclut à la nullité de la cession des droits de la Couronne au roi d’Angleterre (le traité de Troyes est signé l’année suivante). Là encore, l’indépendance française est défendue par des juristes. On le voit, les légistes, non contents d’être les soutiens du prince, sont surtout des piliers de l’État, car avec Terrevermeille se consolide l’idée d’une royauté encadrée par des normes inaccessibles à la seule volonté du souverain. L’exercice du pouvoir est soumis à la justice, et doit être ordonné à la finalité du « commun profit ». C’est ce que l’on appelle « la théorie statutaire », ancêtre de notre droit public et jalon de ce que l’historien du droit Philippe Pichot-Bravard nomme « le constitutionnel de l’Ancienne France ».
Ainsi les légistes enluminent-ils l’art du droit et sculptent-ils l’État; leurs successeurs feront de même aux siècles suivants.
Vers l’absolutisme
Après la victoire définitive de Castillon face aux Anglais (1453), l'autorité royale est ragaillardie et s’enracine en même temps que le sentiment national. Toutefois, l’unité du royaume sera soumise à de nouvelles épreuves. Là encore, la royauté trouvera des juristes à son chevet, notamment pendant la saignée des guerres de religion. Dans un pays balafré par les haines et les partis, le trône doit se prémunir des ambitions de la Ligue comme des théories contractuelles des Monarchomaques protestants. Aussi le jurisconculte Antoine Loysel (1536-1617) doit-il rappeler que « le roi ne tient que de Dieu et de l’épée », non de l’Église ou des sujets.
De même, l’Angevin Jean Bodin (1530-1596), avocat puis magistrat, conseille le roi Charles IX. À sa manière, c’est aussi un légiste mais, à la différence de ses devanciers médiévaux, Bodin n’instrumentalise pas le droit romain pour renforcer la position du prince; non, mieux, il forge une véritable définition moderne de la souveraineté. C'est la « puissance de donner et casser la loi » (Six livres de la République, 1576). Le motif du souverain législateur déjà connu, est désormais central et exacerbé. Certes, Bodin théorise une souveraineté sans liens, pas une souveraineté sans limites : aussi le prince est-il tenu au respect des lois fondamentales et du droit naturel.
Il n’empêche la voie de l’absolutisme est tracée, que Cardin Le Bret (1558-1655) s’empresse de continuer. Le Bret connait une carrière admirable de magistrat et d’administrateur. Comme intendant ou encore comme commissaire du roi auprès d’États provinciaux, on le voit toujours batailler afin d’imposer l’autorité du roi surtout lorsqu’il s’agit de lever l’impôt, nerf de la guerre. Car pour ce légiste du Grand Siècle, l’unité est un dogme, la souveraineté n’étant selon lui « pas plus divisible qu'un point en géométrie » (De la souveraineté du Roy, (1632). On ressent ici l’influence du cardinal de Richelieu, pour qui il faut « un seul pilote au timon de l’État ». Du reste, comme l’a montré Philippe Nemo, l’appétence de Le Bret pour la puissance étatique l’a conduit à plaider en faveur d’une éducation entièrement contrôlée par l’État. Mais dans une France diverse et coutumière, forte de ses corps intermédiaires et « hérissée de libertés », un tel projet est resté lettre morte.
La monarchie conservera à ses côtés des juristes de grande valeur qu’ils s’appellent d’Aguesseau sous la Régence ou Jacob-Nicolas Moreau (1717-1803) sous Louis XVI. Juriste et historiographe, pionnier du « dépôt des chartes », Moreau, « dernier des légistes » (Blandine Hervouét), glorifie la souveraineté du roi au moyen des archives. Mais bientôt, la monarchie ne sera plus qu’un souvenir et la souveraineté transférée du roi à la nation abstraite. Les légistes appartiennent désormais à l’Histoire du droit eux qui, des siècles durant, ont mobilisé la science de Clio pour tenir l’État sur les fonts baptismaux.
L’anecdote n’est-elle pas significative quant à la culture et l’ampleur de vue des légistes d’hier ? Comme l’a montré feu Francois Bluche, les bibliothèques des magistrats du parlement de Paris étaient pourvues, pour un tiers environ, d’ouvrages historiques. Il n’est pas certain qu’il en aille de même chez notre garde des Sceaux. Qu’il semble loin, le temps du chancelier d’Aguesseau ! En même temps, le chef de l’État n’est plus Louis XV.
Photos. « Le roi de France est empereur en son royaume » ou la lente affirmation de l’État par les « légistes», n'en déplaise à Dupond-Moretti. Ici, tenue des États de Tours en 1484.
François La Choüe monde&vie 10 avril 2021