Ce serait cependant une erreur de croire que la morale n'est qu'un simple vernis pour ces chevaliers : c'est au Moyen Âge que la guerre se voit prescrire des règles d'inspiration morale et qu'apparaissent pour la première fois, sous forme de devoir (plus ou moins contraignant), des considérations "humanitaires", comme la nécessité de protéger les faibles. C'est à cette même époque que s'élabore le code d'honneur de la chevalerie ; la force brutale ne suffit plus comme justice et doit désormais rendre des comptes. Si on invoque encore volontiers Dieu et les saints comme prétexte pour commettre un massacre ou un pillage, on l'invoque aussi quand on donne sa vie. Plutôt que d'hypocrisie, il faut donc parler ici de mensonge inconscient : on ne fait pas semblant d'être vertueux mais on croit l'être ; c'est même cette croyance (lui permet d'accomplir avec bonne conscience des actes souvent moralement répréhensibles.
De ce fait, même si elle fut lente et progressive et dut se heurter, au moins au départ, à de fortes résistances (surtout inconscientes) de la part des nobles, la christianisation de la chevalerie fut profonde et eut des effets durables. On ne saurait d'ailleurs que s'émerveiller de la subtilité de la stratégie de l'Église médiévale, puisqu'elle a su très habilement tolérer, dans un premier temps, la difficile cohabitation des pulsions guerrières et égoïstes (le goût du combat et l'appât du gain expliquent, par ex., en grande partie les Croisades) et des pulsions pacifiques et altruistes, comme le sacrifice de soi (l'attitude de Roland à Roncevaux, au-delà de tout "panache", ressemble ainsi à s'y méprendre à un suicide spectaculaire…) ou le fait ce mettre sa vie au service d'une abstraction comme l'honneur, pour, par la suite — une fois la moralisation de l'héroïsme achevée —, rejeter les premières.
L'évolution remarquable de la perception chrétienne du duel — qui représente le comble du désintéressement et de la gratuité (on est prêt à risquer inconsidérément sa vie pour un oui ou pour un non) — est à cet égard exemplaire : alors qu'il est au départ pour les théologiens la forme ordinaire que prend le "jugement de Dieu", il finit par être interdit par l'Église — qui va même au XIXe siècle jusqu'à menacer d'excommunication les duellistes. Cet expédient ayant atteint son but — amener les nobles aux valeurs chrétiennes de l'abnégation et du sacrifice de soi par la séduction d'un face-à-face glorieux, d'un combat inter pares, assurant au vainqueur la distinction —, il n'avait plus de raison d'être…
Le célèbre point d'honneur, et l'exacerbation de la susceptibilité qu'il entraîne (dont le duel est l'expression la plus radicale), résulte indéniablement de cette "humanisation" de l'héroïsme. L'honneur implique en effet que l'on n'accorde aucune importance à la vie, que l'on soit prêt à la mettre en jeu pour la moindre broutille. La moindre offense, une insulte dérisoire — ou même l'impression d'être insulté (27) — prennent curieusement ici l'allure d'un drame aux proportions démesurées. Pour un chevalier, un simple soufflet représente ainsi la fin du monde. Schopenhauer a très justement insisté sur le caractère artificiel et disproportionné de la réaction de l'homme d'honneur à ce qui n'est après tout qu'un "petit préjudice physique" :
« tout ce principe de l'honneur chevaleresque était inconnu aux Anciens précisément parce qu'ils envisageaient, de tout point, les choses sous leur aspect naturel, sans préventions et sans se laisser berner par de sinistres et déplorables sornettes de ce genre. Aussi, dans un coup au visage, ne voyaient-ils rien d'autre que ce qu'il est en réalité, un petit préjudice physique, tandis que pour les modernes il est une catastrophe et un thème à tragédies, comme, par ex., dans le Cid de Corneille (…) le principe de l'honneur chevaleresque n'est pas un principe primitif, fondé sur la nature propre de l'homme ; il est artificiel, et son origine est facile à découvrir. C'est l'enfant de ces siècles où les poings étaient plus exercés que les têtes, et où les prêtres tenaient la raison enchaînée, de ce Moyen Âge enfin tant vanté, et de sa chevalerie » (28).
Le caractère moral de cette conception sourcilleuse de l'honneur apparaît de ce fait clairement. N'est-il pas en effet puéril, s'agissant d'un simple soufflet, de parler de "déshonneur" ? Faut-il relever le gant à tout bout de champ ? Le ridicule côtoie ici le sublime et même le tue. On mesure par là la distance qui sépare le héros cornélien d'un Thémistocle, pour ce qui est de la juste évaluation d'une injure ou d'un coup.
Si l'évolution vers une conception intransigeante, fanatique, de l'honneur, qu'on trouve par ex. représentée sur le mode parodique par Cervantès avec le personnage de Don Quichotte, fut ainsi lente et non linéaire (29), elle atteignit toutefois le résultat recherché : la suppression de l'héroïsme. Don Quichotte est en effet symptomatique de cette impossibilité de l'héroïsme pleinement moral : il épouse certes les valeurs de la noblesse à une époque où celle-ci n'existe plus, mais il incarne aussi et en même temps l'ascétisme chrétien poussé à ses dernières conséquences. La contradiction de l'héroïsme moral (altruiste et égoïste à la fois) se fait en lui chair et os.
Sa tentative d'imiter les romans de chevalerie ne pouvait en effet le conduire qu'à des gesticulations ridicules, dénuées de tout héroïsme. L'hypertrophie du paraître trahit chez ce comédien de l'idéal héroïque la vacuité de l'être. Ce qui confirme, si besoin en était, que l'héroïsme véritable est inconciliable avec la morale — cette alliance contre nature, ce "mariage" douteux, le condamnant à terme à disparaître. Les quolibets et les moqueries remplacent dès lors logiquement les applaudissements et la bonne renommée. Il faut donc être attentif, comme y invite Nietzsche, à la tragédie qui se joue sous cette comédie apparente du chevalier en retard sur son temps :
« (…) il (Cervantès) partit en guerre contre les romans de chevalerie. À son insu, cette attaque tourna entre ses mains à une ironie très généralement appliquée à toutes les aspirations un peu élevées ; il fit rire toute l'Espagne, y compris tous les benêts, et en parut lui-même d'autant plus sage : le fait est qu'on n'a jamais ri d'aucun livre autant que de Don Quichotte. C'est par ce succès qu'il a sa part dans la décadence de la culture espagnole ; Cervantès est une calamité nationale. J'entends qu'il méprisait les hommes, sans s'excepter lui-même » (30).
La tentative tardive, désespérée, de don Quichotte d'insuffler vie à l'héroïsme était condamnée par avance à l'échec par cette moralisation, qui finit par l'interdire. L'héroïsme n'étant plus possible en ce monde, il se reporte sur un monde plus pur, plus parfait : le monde céleste. Corneille prend ainsi conscience, dans Polyeucte, de l'échec sans rémission de l'idéal héroïque aristocratique — mélange détonant de noblesse et de haute moralité — de ses premières pièces. L'ambition aristocratique (la recherche de la puissance et de la maîtrise) cède alors le pas à « l'ambition plus noble et plus belle » dont se flatte Polyeucte (31), qui veut mourir, renoncer au monde et à ses artifices.
À suivre