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Entretien avec Sonia Mabrouck

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Chaque matin, sur Europe 1, elle fait trembler l'actualité. Elle poursuit le midi sur CNews. Sonia Mabrouk, c'est un ton et une méthode. Mais c'est aussi un parcours. Celui d'une petite fille tunisienne qui épouse le destin de son siècle. Celui d'une journaliste structurée devenue bien plus qu'une intervieweuse.

Propos recueillis par Bastien Lejeune et Tugdual Denis

Quels souvenirs gardez-vous de votre enfance à Tunis ?

Je dirais que j'ai grandi dans une ambiance très œcuménique. J'étais interne dans une école catholique tenue par des religieuses. Elles m'ont prati­quement élevée. Je me souviens que nous avions chacun notre petit tapis, les bonnes sœurs nous disaient com­ment nous tenir, nous laver, réaliser les gestes qu'il faut pour la prière musul­mane. Ce n'était pas tant une éduca­tion à la religion musulmane qu'une éducation au sacré...

Votre famille était religieuse ?

Pas tellement. Je suis née dans un environnement et une culture musulmans, mais ce n'est pas un étendard ni une identité. En revanche, tout était très politique - mon grand-père fut l'un des compagnons de Bourguiba. La politique n'était pas simplement une histoire de partis, c'était des débats et des réflexions : la Tunisie dans le Maghreb, la place d'Israël dans le Proche-Orient, comment imaginer des rapports de force régionaux, comment prendre notre destin en main...

C'était l'époque d'un nationalisme arabe assumé, puis vous tombez amoureuse de la France...

Ce n'était pas contradictoire ni antinomique. Il y avait un vrai patriotisme, une identité locale, tunisienne et même arabe, et cela se mariait avec l'amour de la France, la volonté de sublimer la langue et l'histoire de France. Aujourd'hui, cela semblerait inimaginable... L'image de la Tunisie des films de Claudia Cardinale, ce quartier de la Goulette - où ma grand-mère habite encore - avec une superposition de religions et de cultures, tout cela a disparu. Beaucoup de Tunisiens juifs sont partis, les enfants et petits-enfants ne reviennent plus, principalement pour des raisons de sécurité.

Que s'est-il passé ?

L'islam politique a commencé à semer ses graines face au nationalisme arabe. Bourguiba a été l'un des premiers lanceurs d'alerte à l'avoir identifié. Je me souviens de bribes de conversation où l'on disait qu'il ne fallait pas mêler poli­tique et religion, qu'il ne pouvait y avoir de cadre religieux adossé à la vie de la cité, au sens noble du terme.

Quel regard une journaliste franco-tunisienne pose-t-elle sur les printemps arabes ?

Les médias, mais aussi la classe intellectuelle et une large partie de la classe politique, n'en ont pas compris le sens... C'est ce que j'appelle "la démocratie Coca-Cola". Au nom de l'exportation de causes - souvent nobles d'ailleurs – comme la démocratie, la liberté des peuples, l'émancipation, on déstabilise des régions entières. On voit malheureusement les conséquences de ce modèle au Maghreb et de manière plus tragique au Moyen-Orient. Ce qui est incroyable, c'est que les mêmes causes produisent les mêmes effets, et on répète toujours les mêmes erreurs.

J'avais dit à Bernard-Henri Lévy, qui avait activement soutenu l'intervention française en Libye : « Est-ce qu'à un moment, vous vous êtes assis pour vous demander "qu'est-ce qu'on a fait" ? » Il m'oppose toujours, de manière pavlovienne : « Vous ne pouvez pas comprendre, c'était pour libérer le peuple qui vivait sous le joug du dictateur. » À cela je réponds : « vous  avez déstabilisé la région comme jamais, fait vaciller la flamme tunisienne qui commençait à se raviver, installé Dae'ch... Le prêt-à-porter démocratique ne prend pas dans ces pays-là car, au-delà de valeurs floues comme la liberté, l'égalité et la fraternité, il lui manque ce qui est le plus important : quel sens profond donner à tout cela ? »

La démocratie libérale serait incapable de répondre à ce besoin de sens ?

Il me semble qu'elle a aujourd'hui un temps de retard sur les islamistes. C'est terrible, bien sûr, car ils égorgent, tuent, dévoient une religion, mais ils ont une cause pour laquelle ils sont prêts à donner leur vie. Dites-moi, dans nos sociétés modernes, pour quelle cause est-on prêt à mourir ? Aucune. En cela, les islamistes ont forcément une bataille civilisationnelle d'avance. De l'autre côté de la Méditerranée, il y a encore ce sens du sacrifice et du sacré que nos sociétés ont perdu, anesthesiées par des idées vagues et des grands mots fourre-tout. Nous sommes devenus une civilisation du "sans".

D'où vous est venu votre amour pour la civilisation française, qui pouvait vous sembler dévitalisée depuis la Tunisie?

De la littérature d'abord, de son histoire, mais surtout des paysages ! C'est à travers ses paysages que l'on rencontre vraiment la France. On voit à l'œil nu, en contemplant son manteau : d'églises, la preuve irréfutable de ses racines chrétiennes. Je le dis très modestement car je suis née en Tunisie, mais pourquoi ceux qui devraient défendre le plus ardemment ces racines ne le font-ils pas ? Les catholiques et ceux qui sont culturellement chrétiens doivent aujourd'hui impérativement défendre cet héritage. Si on est délesté de ça, que nous reste-t-il ? Nous avons laissé une place vacante et elle a été occupée par l'islam, religion d'essence hégémonique - et là, je ne parle pas d'islam politique mais d'islam tout court. Si on ne fait rien, l'islam s'imposera ici.

Quand avons-nous perdu ce sacré qui nous fait selon vous tant défaut ?

Le concile Vatican II a constitué une rupture : on a chassé les milieux popu­laires des églises en les privant de leurs cultes traditionnels, on les a expulsés en cherchant à intellectualiser la religion. Il s'agit d'une révolution anthropologique gravissime : les gens ont été abandonnés sans croyance et sans religion à une civilisation du vide, pous­sés vers une modernité derrière laquelle ils sont obligés de courir. Parallèlement, nos dirigeants politiques ont péché par excès de laïcisme. La laïcité portée comme un étendard ne s'impose pas au détriment de l'islam mais du catholicisme, qui devient une religion cachée et honteuse alors qu'elle devrait être revendiquée fièrement.

Dans son "itinérance mémorielle" et certaines de ses interventions, Emmanuel Macron semble vouloir ménager ceux qui reprochent à la France les crimes de son passé. Est-ce compatible avec ce que vous décrivez ?

Non, si ceux qui sont censés inculquer l'histoire de France, la raconter, la transmettre et la faire aimer, ne le font pas, tout devient compliqué... Je sais que l'éloge de la nuance est à la mode, mais nous avons perdu trop de temps pour pouvoir nous permettre la tiédeur : il faut assumer notre histoire de manière décomplexée. Comment voulez-vous construire une communauté nationale si, dans votre travail de mémoire, vous répondez à chaque boutique victimaire ? Ce n'est pas possible. Il faut dynamiter ces boutiques et arrêter la repentance collective, dont les effets sont dévastateurs.

Quand le New York Times écrit que Napoléon est un suprémaciste blanc ou quand un ministre algérien affirme que la France est l'ennemi, il faut se redresser sur sa chaise et dire stop. J'ai fait l'exégèse de l'interview d'Emmanuel Macron à la chaîne américaine CBS : il est triste de constater que sa colonne vertébrale idéologique n'est pas claire sur ce point-là. On ne peut pas attendre que ça ruisselle, pour reprendre son expression préférée, si on ne donne pas le maximum.

Pourquoi semblons-nous incapables d'assumer cette politique ?

On parle beaucoup de la progression de l'islamo-gauchisme à l'université en oubliant de dire que ce biais idéologique est aussi très présent dans les médias (notamment le service public), et que ceux-ci peuvent donc contrôler et tordre l'information.

Source : Valeurs actuelles 20/05/2021

http://synthesenationale.hautetfort.com/

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