La grande question qui se pose à une démocratie est celle du “démos” qui est censé être le souverain de cette réalité politique. Pour que le peuple soit souverain, encore faut-il qu’il y ait un peuple. En France, le peuple avant même d’être souverain constituait une nation. Malgré la diversité de ses coutumes et de ses patois, la France prenait conscience d’elle-même en s’identifiant à son roi. Sans guerre de succession, sans rivalités dynastiques, la longue lignée des Capétiens, d’une branche à une autre jusqu’aux Bourbons, avait incarné la représentation légitime de la France selon les lois fondamentales du Royaume et selon la volonté divine. Le sacre de l’héritier mâle le plus proche en ligne masculine réalisait cette double condition.
Ainsi étaient évitées les compétitions entre candidats à la succession ou l’éventuelle puissance d’un étranger devenu l’époux de la reine. Dans les moments les plus difficiles de notre histoire, la Guerre de Cent Ans ou les Guerres de Religion, la clarté de la source de légitimité a imposé la continuité dynastique et l’unité du pays. Deux autres facteurs y ont puissamment contribué : la religion catholique dominante au point d’obliger le futur Henri IV à se convertir et la langue française. La plupart des autres nations n’ont connu ni cette unité, ni cette continuité que ce soit l’Angleterre ou l’Espagne où les luttes dynastiques et les séparatismes régionaux ont jalonné l’histoire, que ce soit l’Allemagne dont l’unité tardive a laissé perdurer la division religieuse entre catholiques et protestants, ou encore l’Italie marquée par des identités régionales considérables. On pourrait souligner le cas original de l’Autriche qui ne vit sa dynastie Habsbourg s’écrouler qu’en 1918 à la fin de la Grande Guerre alors que c’était elle, avec, c’est vrai, son catholicisme, qui constituait l’unité d’un Empire baroque de peuples disparates.
L’unité de la nation française, sa permanence sont un trésor exceptionnel qui a d’ailleurs élevé la France au rang de modèle. Comme Tocqueville le montre dans l’Ancien Régime et la Révolution, la rupture de 1789 n’est de ce point de vue qu’une apparence. La centralisation, l’uniformisation du pays ont commencé avant et se sont poursuivies après. En commettant la grande erreur de son règne, la persécution des protestants, Louis XIV travaillait à l’unité du pays, mais la laïcité postrévolutionnaire a visé le même but jusqu’à aujourd’hui. De même, l’étonnant mélange présent dans certains discours révolutionnaires entre la haine des aristocrates et la volonté de chasser les descendants des envahisseurs germains de la Gaule, poursuivait la meme finalité : peaufiner l’unité et l’identité de la nation. La lutte des classes se voulait aussi lutte des races. On trouve en cela un nouvel élément constitutif de la nation : la solidarité de ses membres est d’autant plus forte qu’elle se mobilise contre l’autre, l’étranger, l’ennemi. Si le suicide est, comme le pensait Durkheim, un signe d’anomie, d’affaiblissement de la solidarité entre les membres d’une société, on sait que la guerre a tendance à en diminuer le nombre, parce que la volonté de vivre est renforcée par la peur de succomber devant l’ennemi. Le suicide “altruiste” du héros est le contraire du suicide “égoïste” du désespéré.
Sans roi, sans religion, ni même une laïcité ferme et conquérante, sans ennemi, peut-il y avoir encore un peuple conscient d’être une nation souveraine, bâtissant son avenir d’élection en élection, peut-il y avoir une démocratie ? La récente algarade entre les ministres de l’intérieur et de la justice est révélatrice de la décadence de notre “démocratie”. Le premier se vante qu’une majorité d’électeurs se soit portée sur son nom aux municipales puis aux départementales, mais il oublie de rappeler la relativité de cette majorité qui ne porte que sur un tiers des électeurs potentiels. Dans “sa” ville de Tourcoing, 75% d’abstentions aux municipales, 80% aux départementales. La représentativité d’un élu par une portion aussi faible et sans doute peu proportionnelle de la population est-elle encore légitime ? Le second qui doit se contenter des 8,5% obtenus par sa liste aux régionales crie à la trahison et sus à l’ennemi : cet homme dont les Français découvrent l’inintelligence se rend-il compte qu’en démocratie, il ne peut y avoir d’ennemi intérieur sauf lorsqu’une partie de la population pactise avec l’étranger ?
La lutte des classes a vécu. Le parti, qui se disait représentant de l’une d’elles, était soumis à une puissance étrangère, l’URSS. Cette menace a disparu, et aujourd’hui, avec une inconséquence absolue, on ose désigner comme “ennemi” un parti qui se veut plus “national” que les autres. Ce parti a évidemment le même droit que les autres à représenter la nation à travers ses élus. La nation est une communauté humaine de destin. Ce n’est pas, comme on a trop tendance à le penser dans notre pays, le vecteur d’une idéologie, que ce soit celle des droits de l’homme ou une autre. Le désintérêt pour la politique de la première des nations historiques n’est pas une anecdote. C’est le résultat effarant d’une trahison des prétendues élites qui ont systématiquement ruiné ce qui constituait l’identité française, son enracinement chrétien, sa fierté linguistique, son goût pour les victoires ailleurs que sur les terrains de football, son culte de l’histoire comme roman national. Que reste-t-il de nos jours : une grégaire solitude, un ensemble de tribus, comme dit Maffesoli ? La première a été amplifiée par les mesures sanitaires qui ont accru l’isolement du “chacun pour soi”, le séparatisme des secondes est en marche. L’abstention de dimanche dernier, ce n’est pas la plèbe faisant sécession de l’oligarchie, ce qui serait le signe avant-coureur d’un soulèvement salutaire, mais l’expression d’un désenchantement de la politique, le repli massif des individus, faute d’un message d’avenir clair et mobilisateur.
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