Nous avons demandé à J.-P. Péroncel-Hugoz, qui fut correspondant du Monde à Alger, et dont les livres témoignent d’une profonde intelligence de tout ce qui a trait au monde musulman, de nous éclairer à ce sujet. Nous le remercions de nous avoir adressé la précieuse analyse suivante.
En 1830, l’Algérie n’existait pas. La France allait l’inventer. Le mot même d’”Algérie” a été forgé par nous. On ne connaissait alors que “la Régence d’Alger”, abri de pirates et corsaires islamo-méditerranéens, colonie fiscale ottomane depuis le XVIe siècle.
Le pouvoir turc ne contrôlait guère que la bande côtière jusqu’à Médéa, et encore seulement les localités où le sultan-calife de Constantinople entretenait des soldats, souvent d’ailleurs chrétiens renégats, anciens captifs convertis par intérêt à l’islam : les fameux “Turcs de profession”... De temps en temps, une mehalla, cohorte armée, partait en quête de l’impôt dû à la Sublime-Porte. Les Juifs indigènes, eux, interdits de port d’armes, en tant que dhimmis de l’islam (“protégés-assujettis”), et majoritairement citadins, ne pouvaient échapper au fisc auquel ils devaient en particulier un impôt appliqué à eux seuls (et aux chrétiens libres, s’il y en avait eu) : la gizya. Les Arabo-Berbères, de même foi que les Turcs, et donc supportant sans trop rechigner l’autorité de leur coreligionnaire, le dey, adoubé par Stamboul, se faisaient en revanche tirer l’oreille pour verser la taxe impériale. Il fallait aller la quérir dans les douars ou les médinas, au besoin par le cimeterre. On ne parlera jamais pour autant de “colonialisme” ottoman (ni a fortiori arabe bien que celui-ci ait auparavant lésé ou détruit les cultures berbères...), bien que cette domination n’ait laissé derrière elle que quelques forteresses, minarets, villas et recettes de sucreries, tandis que la colonisation française, si bénéfique en matière de santé, travaux publics, distribution d’eau ou extension des terres arables se trouve sans cesse sur la sellette. Pourtant, loin d’avoir pris l’allure d’un “génocide” (comme celui des Amérindiens par les Anglo-Saxons), la mainmise française sur l’Algérie fit passer la population autochtone, en un gros siècle, de 3 millions à 9 millions d’âmes...
Dû à notre philanthropie chrétienne armée de nos thérapeutiques, ce bienfait démographique, qui explique d’ailleurs notre éviction finale du pays, ne sera jamais au grand jamais reconnu par les Algériens car il provient de non musulmans. Il n’y a pas d’autre explication. Au reste, ce comportement socio-confessionnel est général et normal en Islam. Il est exacerbé en Algérie par l’échec absolu du “socialisme islamique” au pouvoir depuis l’indépendance en 1962, échec que Ben-Bella, Boumediène, Bendjedid, et à présent le président Bouteflika n’ont pu masquer qu’en menant à hauts cris en permanence le procès du “colonialisme” français, face auquel la France officielle n’a jamais réagi, en dépit des munitions historiques à sa disposition.
Alger en 1830 était aussi l’un des derniers ports nord-africains - sinon le dernier depuis que l’Empire chérifien en 1818 avait mis fin à l’activité corsaire de Salé -, conservant une activité de “course” en Méditerranée avec abordages de nefs commerçantes et enlèvements de civils sur le littoral des États chrétiens, d’où un marché d’esclaves en Alger, l’esclavage étant, on le sait, licite en islam. Charles X, roi très-chrétien s’il en fut, brûlait de réduire ce “nid de pirates”. Il y fut encouragé par le coup d’éventail intempestif que le dey d’Alger donna un jour de 1827 à notre consul à propos - et c’est là où la France, pour une fois, était fautive - d’une dette du Directoire pour une livraison de blé que lui avait alors fourni la Régence. Le rachat de ladite dette par deux hommes d’affaires israélites, Bacri et Busnach, avec en outre peut-être un tripatouillage souterrain de Talleyrand, explique que le dossier ait traîné jusqu’à la fin de la Restauration et doive être signalé comme l’une des causes de l’expédition de 1830 à Sidi-Ferruch. Vu le contexte international de l’époque, si la France n’était pas à ce moment-là intervenue militairement en Alger, l’envieuse Albion (en concurrence ou en tandem, peut-être avec l’Espagne, laquelle n’avait quitté Oran, à la suite d’un séisme, qu’à la fin du XVIIIe siècle) y serait probablement allée, et le Maghreb ne serait pas aujourd’hui aussi largement francophone : deux Tunisiens sur trois, un Algérien sur deux, un Marocain sur trois utilisent à présent la langue de Bugeaud et Lyautey...
Péroncel-Hugoz* L’Action Française 2000 n° 2739 – du 3 au 16 janvier 2008
* Ancien correspondant du Monde en Algerie, directeur de “La Bibliothèque arabo-berbère” chez Eddif, à Casablanca, Péroncel-Hugoz vient de publier Petit journal lusitan (Le Rocher, Monaco).