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Un entretien avec René Girard

Penseur chrétien, anthropologue de la violence et du sacré, René Girard confronte sa réflexion aux théories de Clausewitz dans un nouvel ouvrage (1), en même temps que ses grands livres sont rassemblés en un volume (2). Entretien avec un contemporain capital.

En relisant Clausewitz, vous avez découvert une analogie avec votre théorie de la violence mimétique…

Dans son traité de stratégie, De la guerre, Clausewitz explique que la « montée aux extrêmes » caractérise le monde moderne. Moi-même, j’étudie ce processus d’escalade, cherchant à comprendre pourquoi les relations humaines ne sont pas stables, pourquoi elles évoluent vers le meilleur ou le pire, plus facilement vers le pire. Chez Clausewitz, plus qu’une définition de la guerre, j’ai trouvé une définition « mimétique » des rapports humains, ce qui est l’objet de mes recherches.

Sommes-nous menacés par la guerre ?

Nous sommes menacés par la violence. Il y a une forme de guerre qui est épuisée aujourd’hui, en Europe du moins. Ce que la France a vécu pendant les deux conflits mondiaux, l’Allemagne l’a subi aussi : nous en sommes au même point. Une des sources de l’antiaméricanisme, c’est le fait que les Etats-Unis sont encore capables d’une montée aux extrêmes. En les critiquant pour cette faculté d’accepter le défi de la violence, c’est notre passé que nous condamnons rétrospectivement. Mais si certains sont rassurés parce que la guerre semblée écartée, la guerre au sens européen, le terrorisme forme une métastase qui envahit tout, et qui représente une menace universelle. Par conséquent, nous sommes en train de franchir une étape dans la montée de la violence.

Croyez-vous au « choc des civilisations », selon l’expression de Samuel Huntington ?

Cet analyste a eu raison de s’attaquer au sujet. Mais il l’a fait de manière trop classique : il ne voit pas que la tragédie moderne est aussi une comédie, dans la mesure où chacun répète l’autre identiquement. Parler de choc des civilisations, c’est dire que c’est la différence qui l’emporte. Alors que je crois, moi, que c’est l’identité des adversaires qui sous-tend leur affrontement. J’ai lu le livre de l’historien allemand Ernst Nolte, La guerre civile européenne, où il explique que, dans le choc des idéologies issues de la Première Guerre mondiale – communisme et nazisme –, l’Allemagne n’est pas la seule responsable. Mais le plus important est ceci : Nolte montre que l’URSS et le IIIe Reich ont été l’un pour l’autre un « modèle repoussoir ». Ce qui illustre la loi selon laquelle ce à quoi nous nous heurtons, c’est ce que nous imitons. Il est frappant qu’un historien pense les rapports d’inimitié en terme d’identité, en terme de copie. Ce que Nolte appelle le modèle repoussoir, c’est ce que la théorie mimétique appelle le modèle obstacle : dans la rivalité, celui qu’on prend pour modèle, on désire ce qu’il désire et par conséquent il devient obstacle. Le rapport mimétique conduit à imiter ses adversaires, tantôt dans les compliments, tantôt dans le conflit.

Si tant est que l’on puisse attester une confrontation générale entre l’Occident et l’islam, où se situe alors le mimétisme ?

Les islamistes tentent de rallier tout un peuple de victimes et de frustrés dans un rapport mimétique à l’Occident. Les terroristes utilisent d’ailleurs à leurs fins la technologie occidentale : encore du mimétisme. Il y a du ressentiment là-dedans, au sens nietzschéen, réaction que l’Occident a favorisée par ses privilèges. Je pense néanmoins qu’il est très dangereux d’interpréter l’islam seulement par le ressentiment. Mais que faire ? Nous sommes dans une situation inextricable.

Il y a un an, le discours de Benoît XVI à Ratisbonne, posant la question des rapports entre foi et raison, entre foi et violence, avait suscité une polémique mondiale. Le pape avait-il agressé les musulmans ?

Benoît XVI respecte suffisamment l’islam pour ne pas lui mentir. Il ne faut pas faire semblant de croire que, dans leur conception de la violence, le christianisme et l’islam sont sur le même plan. Si on regarde le contexte, la volonté du pape était de dépasser le langage diplomatique afin de dire : est-ce qu’on ne pourrait pas essayer de s’entendre pour un refus fondamental de la violence ? Chez les musulmans, beaucoup ont fini par reconnaître la bonne foi de Benoît XVI, qui a aussi inspiré un certain respect, comme on l’a vu en Turquie. Paradoxalement, le pape a été mieux traité par les musulmans qu’en Occident, où il est une cible automatique, quoi qu’il dise, quoi qu’il fasse.

Vous êtes catholique…

J’aime bien ne pas cacher que je suis catholique. Aujourd’hui, c’est matière à scandale !

Vous ne pensez pas que toutes les religions se valent ?

Non, et c’est fondamental dans ma définition de la Croix. La Croix, c’est le retournement qui dévoile la vérité des religions révélées. Les religions archaïques, c’est le bouc émissaire vrai, c’est-à-dire le bouc émissaire caché. Et la religion chrétienne, c’est le bouc émissaire révélé. Une fois que le bouc émissaire a été révélé, il ne peut plus y en avoir, et donc nous sommes privés de violence. Ceux qui attaquent le christianisme ont raison de dire qu’il est indirectement responsable de la violence, mais ils n’oseraient pas dire pourquoi : c’est parce qu’il la rend inefficace et qu’il fait honte à ceux qui l’utilisent et se réconcilient contre une victime commune.

Pourquoi, en Europe occidentale, observe-t-on un recul de la foi chrétienne ?

C’est la facilité, le matérialisme. Mais le mimétisme se manifeste là aussi. De même qu’il était impossible de ne pas croire au XIIe siècle, il est presque impossible de croire au XXIe siècle, parce que tout le monde est du même côté.

D’où un contraste avec les Etats-Unis, pays très religieux ?

Il ne faut pas exagérer la religiosité de l’Amérique, pas plus que le recul de la religion en Europe. Il est cependant vrai que, aux Etats-Unis, les conventions sont favorables au religieux, alors que, en France surtout, elles tendent à lui être hostiles. La société américaine n’a pas subi l’antichristianisme de la Révolution française ou le laïcisme des anticléricaux. En France, le catholicisme pâtît de l’ancienne position dominante de l’Eglise. Aux Etats-Unis, la multiplicité s’impose : parce qu’ils sont minoritaires, les catholiques y sont d’une certaine manière favorisés.

Mais vous affirmez que le pape est une cible en Occident. Pas en Amérique ?

Vivant aux Etats-Unis, je remarque le reflux de certaines attitudes anticatholiques. Les Eglises bourgeoises protestantes sont beaucoup plus mal en point que le catholicisme. En Amérique, certains considèrent que le pape reste la seule voix qui puisse parler pour l’Occident dans son ensemble. Cette reconnaissance de l’universalité du pape est une évolution remarquable, qu’on perçoit mal en Europe. Sur le plan intellectuel, le catholicisme américain joue un rôle considérable, avec un foisonnement de livres, de revues, d’universités. Même si l’Eglise catholique n’est pas exempte de tout malaise, on note un afflux de conversions. Au total, aux Etats-Unis, le catholicisme se porte beaucoup mieux que le protestantisme.

C’est un basculement historique…

Le phénomène est accru par l’immigration des latinos. On pourra faire toutes les murailles qu’on voudra, et d’ailleurs on a décidé de ne pas construire de muraille, on ne pourra pas les empêcher d’entrer. Il y a 12 millions d’immigrés clandestins aux Etats-Unis. En Californie, tous les petits boulots sont occupés par des gens qui ne parlent pas anglais. Et en même temps, ça n’a rien d’inquiétant, ce sont des gens parfaitement calmes, qui s’adaptent assez vite, et qui ont des enfants, alors que le taux de naissance des vrais Américains est aussi inquiétant que celui des Européens. Oui, l’avenir américain est catholique.

Votre œuvre porte un regard sombre sur notre époque. Sur quoi vous fondez-vous pour prétendre que « l’apocalypse a commencé » ?

Cela ne signifie pas que la fin du monde est pour demain, mais que les textes apocalyptiques – spécialement les Evangiles selon saint Matthieu et saint Marc – ont quelque chose à nous dire sur notre temps, au moins autant que les sciences humaines. A mon sens, outre la menace terroriste ou la prolifération nucléaire, il existe aujourd’hui trois grandes zones de danger.

En premier lieu, il y a les menaces contre l’environnement. Produisant des phénomènes que nous ne pourrons pas maîtriser, nous sommes peut-être au bord de la destruction par l’homme des possibilités de vivre sur la planète. En second lieu, avec les manipulations génétiques, nous pénétrons dans un domaine totalement inconnu. Qui peut nous certifier qu’il n’y aura pas demain un nouvel Hitler, capable de créer artificiellement des millions de soldats ? Troisièmement, nous assistons à une mise en mouvement de la terre, à travers des courants migratoires sans précédent. Les trois quarts des habitants du globe rêvent d’habiter dans le quart le plus prospère. Ces gens, nous serions à leur place, nous en ferions autant. Mais c’est un rêve sans issue.

Ces trois phénomènes ne font que s’accélérer, une nouvelle fois par emballement mimétique. Et ils correspondent au climat des grands textes apocalyptiques. L’esprit moderne juge ces textes farfelus, parce qu’ils mélangent les grondements de la mer avec les heurts entre villes ou nations, qui sont des manifestations humaines. Depuis le XVIe siècle, sur un plan intellectuel, la science, c’était la distinction absolument nette, catégorique, entre la nature et la culture : appartenait à la science tout ce qui relève de la nature, et à la culture tout ce qui vient de l’homme. Si on regarde ce qui se passe de nos jours, cette distinction s’efface. Au Congrès des Etats-Unis, les parlementaires se disputent pour savoir si l’action humaine est responsable d’un ouragan de plus à la Nouvelle-Orléans : la question est devenue scientifique.

Les textes apocalyptiques redeviennent donc vraisemblables, à partir du moment où la confusion de la nature et de la culture prive l’homme de ses moyens d’action. Dès lors qu’il n’y a plus de bouc émissaire possible, la seule solution est la réconciliation des hommes entre eux. C’est le sens du message chrétien.

Propos recueillis par Jean Sévillia

1) Achever Clausewitz, entretiens avec Benoît Chantre, Carnets Nord.

2) De la violence à la divinité, Grasset.

Sources :  (Edition du  samedi 27 octobre 2007)

https://www.jeansevillia.com/2015/04/11/un-entretien-avec-rene-girard/

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