Sur plus d’un point, je marque mon accord avec mon ami français Guillaume Faye. Nous avons effectivement besoin d’une utopie positive, d’autant plus que la définition de celle-ci correspond à celle du mythe, telle qu’elle nous a été léguée par Georges Sorel : le mythe est le but des efforts déployés. Le mythe est réalisable mais sa réalisation est difficile et exige beaucoup d’efforts pour arriver au succès dans la lutte, exige aussi le sacrifice de soi mais non pas avec cette joie triste des chrétiens dévorés par les lions, plutôt avec l’extase dionysiaque. Le mythe est une projection du pouvoir, générée par des hommes rares qui forgent une conception de l’avenir. Avant de vouloir, il faut créer un projet, susciter l’émergence d’une vision du monde.
Le mythe est donc un bon atout. Les sceptiques nous diront cependant que nos mythes n’inspirent plus que nous-mêmes. Et parmi ces mythes, il y a la conception fausse d’une Europe unie.
Il y a un siècle et demi, Nikolaï Danilevski, principal idéologue du slavisme russe, défendait, dans son ouvrage célèbre, La Russie et l’Europe, une double thèse : Russie et Europe sont deux mondes différents et l’Europe ne connaît pas la Russie, ne peut pas la connaître et ne veut pas la connaître. Sa thèse de la méconnaissance de la Russie par l’Europe reste actuelle. Pavel Toulaev a participé, en novembre l’année dernière [ndt : en 2006], à une conférence internationale à Madrid, d’où il nous a rapporté une affiche titrant « Ellos guian nuestra Europa » (Ils guident notre Europe). L’affiche reproduisait en outre trente portraits de penseurs ou d’écrivains : parmi eux, je n’ai trouvé aucun Russe, sans parler des Slaves en général. Conclusion : devons-nous distinguer ainsi LEUR Europe de NOTRE Europe ?
La seconde thèse de Nikolaï Danilevski ne correspond pas à la vérité. La présence de délégués européens à notre colloque précédent, et à celui d’aujourd’hui, prouve le contraire. S’ils peuvent et veulent nous connaître ? L’avenir le montrera.
Mais l’Europe de Danilevski est, elle aussi, une abstraction. Plekhanov ironisait à ce sujet, en disant qu’il ressemblait au gamin juif d’un récit qui divisait le monde en deux parties : la Russie et l’étranger. Il y a quatre ans, à l’époque où l’Irak était agressé, les Américains, mécontents de la position prise alors par la France et l’Allemagne, ont forgé une nouvelle dichotomie, en opposant les pays dits “énergiques” aux pays dits “passifs”, ce qui me rappelle la classification raciale d’un savant allemand, Klemm, qui posait, lui aussi, une dichotomie entre races actives et races passives. Il tenait, bien évidemment dans le contexte de son époque, les Slaves pour les représentants d’une race “passive”.
Les considérations des Américains actuels ne sont pas aussi généralisantes : quelques pays slaves ont récolté leurs compliments, surtout la Pologne. Les Américains ont utilisé celle-ci pour enfoncer un coin dans l’Axe Paris-Berlin-Moscou. Il faut dire, avec regret, que cet Axe, en lequel Jean Parvulesco et d’autres ont placé de grandes espérances ne fut qu’une vision éphémère. Le changement de gouvernement en Allemagne l’a brisé et, après l’élection en France du russophobe Sarközy, il ne reste de cet Axe que des débris.
Mais il ne faut pas confondre les États et les peuples. Charles Maurras, qu’on a parfois appelé le “Marx de la Droite” affirme qu’il n’existe pas seulement un « pays légal », c’est-à-dire un pays officiel, mais aussi un « pays réel », ce que l’on appelle aujourd’hui la “majorité silencieuse”. Maurras a cru que cette majorité silencieuse pensait comme lui, qu’elle était au fond royaliste et catholique. Il s’est trompé : son “pays réel”, en effet, était plutôt irréel, imaginé.
On peut idéaliser son peuple ; ou, au contraire, on peut désespérer de ses possibilités, de son avenir. Un exemple classique nous en est fournit par la discussion entre Tchernytchevski et Dobrolioubov. Cette discussion nous est livrée par le roman Le Prologue, où l’auteur s’est représenté, lui et son ami, sous les noms de “Volguine” et “Levitski”. Dobrolioubov n’était pas d’accord avec son interlocuteur qui disait : « Le peuple est mauvais et bas dans la même mesure que le monde est beau ». Et Tchernytchevski racontait par dérision que les artisans chantaient, fin saouls : « Nous ne sommes ni voleurs ni brigands, nous sommes ouvriers de Stenka Razine ! ». Mais après le premier cri d’un policier, ces « anciens ouvriers de Razine » se dispersent tout de suite, en remerciant Dieu qu’ils ont rencontré un bon policier. On cite souvent la piètre estime dans laquelle est tenue le peuple russe dans ce roman : « C’est une nation misérable, tous sont des esclaves, du haut en bas ». Comment cette nation, à son avis “misérable” a pu vaincre Napoléon ou, du vivant même de l’auteur, libérer la Bulgarie du joug turc, ce démocrate-révolutionnaire n’a pas pu nous l’expliquer. Nekrassov doutait aussi des capacités du peuple russe :
« Si tu te réveilleras, plein de forces…
Ou si tu as déjà fait tout ce que tu as pu :
As-tu créé une chanson qui ressemble à un gémissement
Pour t’endormir ensuite pour toujours ? ».
L’activité politique est sans aucun doute l’indice le plus important pour juger des ressources en énergie d’une nation, mais elle n’est pas le seul indice. Il y en a au moins un autre : c’est la capacité à construire un État. Mais un État qui ne doit pas se substituer au peuple. L’écrivain français Georges Bernanos écrivait dans son Journal, au début de la Seconde Guerre mondiale, encore avant la défaite de la France : « On a volé la France aux Français, depuis qu’on leur a mis dans la tête que la France était uniquement l’œuvre de l’État, non la leur ». Et : « On a substitué au sentiment de la patrie la notion juridique de l’État ». Et voilà le résultat, ajoutait-il, « les Français n’ont plus de patrie » (cf. Les enfants humiliés). Les fruits d’une telle substitution sont toujours d’abord la stagnation, et puis l’effondrement.
À suivre