Un roman mythologique
Du merveilleux au mythe, la distance n'est pas très grande d'autant que les deux domaines procèdent d'un même univers originel. Le Chevalier au lion est riche d'épisodes mythiques dans le sens le plus immédiat du mot. La mythologie peuple ses récits d'êtres monstrueux, de combats prodigieux contre des géants, d'exploits hors du commun réservés à des êtres d'élite. Yvain accomplit justement les épreuves héroïques classiques du héros parfait. Il affronte des adversaires multiples ou des personnages monstrueux avec une déconcertante énergie.
L'adversaire est unique lorsqu'il s'agit du géant Harpin de la Montagne, sombre brute sanguinaire et perverse. L'adversaire est double lorsqu'il s'agit des deux fils du netun, les invincibles champions du seigneur de la Pire Aventure. L'adversaire est triple enfin lorsqu'il s'agit des trois chevaliers félons qui ont injustement accusé Lunette d'un crime qu'elle n'a pas commis.
Ces exploits tirent leur caractère mythique de la nature même des adversaires affrontés. L'adversaire monstrueux ou triple est typique des mythes d'initiation à la guerre dans la mythologie indo-européenne. Le mythologue Georges Dumézil a montré l'importance du motif du combat contre trois adversaires. Il y voit un thème fondamental dans l'initiation guerrière du héros indo-européen. Dans le cas des netuns, les adversaires monstrueux ne sont que deux mais leur nature mythique est bien rappelée par leur nom : netun vient peut-être de Neptunum. Dans le sillage de ce nom, il faut placer les rites en l'honneur de Neptune (les Neptunalia dont parle Georges Dumézil) et qui concernent précisément les eaux dangereuses et caniculaires qui sont apparues au début du roman avec la furieuse tempête. Avec Harpin de la Montagne, réapparaît une figure classique de monstre mythique et prédateur : un géant dont le caractère ogresque est renforcé par le fait qu'il vient régulièrement chercher une pâture humaine pour satisfaire ses appétits pervers. On songe naturellement au Morholt de la légende tristanienne ou au Minotaure grec.
On notera que ces trois combats sont concentrés dans la deuxième partie de l'oeuvre. Lors de ces luttes, le chevalier est toujours assisté de son lion qui semble faire corps avec lui. De ce fait, Yvain et son lion ne font qu'un. Il s'agit de deux personnages en une seule et même figure : l'un est la métaphore de l'autre. Les miniatures médiévales n'auront aucun mal à déduire la nature héraldique de ce lion : Yvain est toujours représenté avec un écu au lion. Dans l'adaptation islandaise du Chevalier au Lion, le lion d'Yvain est qualifié de berserkr. C'est dire qu'il est un guerrier-fauve, un guerrier "à chemise d'ours", pour reprendre une expression classique de la littérature scandinave que traduit justement le terme berserkr. En fait, Yvain tient lui-même du guerrier-fauve, ce parfait animal de combat, comme le soulignent les métaphores du texte, mais la présence d'un lion à ses côtés vient humaniser et relativiser la violence de son comportement en reportant sur la bête la terrifiante force aveugle qu'il a su désormais maîtriser. L'épisode de la folie sauvage d'Yvain témoigne sans doute de l'état de fureur propre au guerrier-fauve. Les récits mythologiques représentent cette colère et cette fureur transfigurantes caractéristiques du héros indo-européen. Cette frénésie qui correspond réellement à la folie d'Yvain constitue une étape importante dans l'initiation guerrière du héros. Dans sa période de rage et de fureur, le futur héros se confond littéralement avec l'homme-fauve. Il échange sa nature contre celle d'un ours, d'un loup ou d'un chien dont il prend directement l'apparence.
À suivre