À l’heure où les thuriféraires des pouvoirs en place encensent quotidiennement l’idéologie du progrès, deux jeunes écrivains expriment dans leurs ouvrages toute la noirceur de l’époque. Paul Fortune avec Dérive (auto-éditions, 241 pages, 12 euros) et Romain Guérin avec Le journal d’Anne-France (Éditions Alba Leone, 170 pages, 16 euros).
Dérive
Paul Fortune a écrit un premier livre, Poids Lourd, sorti en 2015, où il raconte l’histoire d’un déclassé « blanc » qui passe son permis poids lourd en banlieue nord.
Son dernier récit raconte l’histoire de Michaël, un jeune homme qui évolue entre un père absent et une mère possessive avec laquelle la cohabitation dans un appartement de la grande banlieue parisienne n’est pas toujours facile.
Dans son enfance, Michaël aimait la mer, les forêts et les châteaux-forts. Plus tard, durant sa scolarité, il a côtoyé des racailles et des enseignants gauchistes qui ne lui ont pas laissé un très bon souvenir.
Après des périodes d’intérim, il a été embauché en CDD par un site de vente en ligne d’articles féminins. Ce travail ne le passionne guère, d’autant que ses collègues sont très majoritairement des jeunes issus de l’immigration.
En effet, le jeune homme est animé d’un fort sentiment identitaire qui l’a conduit, par le biais des réseaux sociaux, à se rapprocher d’un groupuscule nationaliste radical. Ce qui l’attire dans ce mouvement, ce sont les liens de solidarité et la participation à des actions où il pourra éprouver des montées d’adrénaline, notamment lors des affrontements avec les ennemis idéologiques.
Il constate cependant quPaul e la plupart de ses compagnons sont, tout comme lui d’ailleurs, bien en peine de respecter la discipline paramilitaire proclamée et qu’ils cherchent surtout à se donner une image de « grands méchants loups » aux yeux d’autrui.
Par ailleurs, sa vie affective est vide. Il remarque, lors d’une manifestation, une jeune fille de bonne famille qui lui témoigne une certaine attention, mais ils ne sont décidément pas du même monde.
Sur les conseils d’un collègue de travail musulman avec lequel il a sympathisé, il s’inscrit dans un club de boxe thaïlandaise pour canaliser sa violence. Ses convictions idéologiques l’amènent à déplorer que la salle de sport soit surtout fréquentée par des jeunes d’origine immigrée, dont un prêcheur salafiste qui se livre tranquillement à des actions prosélytes.
Les jours passent. Des attentats islamistes surviennent dans le pays tandis que son collègue part en Syrie pour participer au jihad armé.
Michaël se retrouve ensuite dans des lieux pour lui insolites tels qu’un appartement bourgeois du centre de la capitale, une boîte de nuit africaine, un bar d’antifas à Ménilmontant ou un commissariat de police.
Après certaines expériences qui le conduisent à douter du dirigeant de son mouvement politique, le jeune homme décide finalement de mener à bien une « mission »…
Paul Fortune ne divulgue la teneur de cette mission qu’à la toute fin du livre. En attendant, le lecteur a été accroché par un style dynamique qui exprime très bien le morne quotidien et la violence désespérée d’un jeune homme dont la dérive fait un peu penser à celle de Travis Bickle, l’anti-héros du film Taxi Driver joué par Robert de Niro. Mais ici, loin de l’atmosphère de romantisme noir propre au New York des années 1970, le monde de Michaël reste triste et désenchanté…
Le journal d’Anne-France
Romain Guérin, qui est également poète et auteur-compositeur-interprète, a publié il y a deux ans un livre remarqué, La Chorale des Cadavres, puis, cette année, un second volet poétique, Bisous Noirs, ainsi qu’un deuxième roman, Drôle de Funérailles.
Son dernier ouvrage se présente comme un journal intime, sans autre point commun avec le texte célèbre auquel fait immédiatement penser le titre.
Tout commence par une intervention des sapeurs-pompiers qui découvrent le corps d’une vieille dame dans une chambre. Un des intervenants trouve alors un récit qui raconte l’histoire de cette femme du peuple, catholique et française.
La défunte appréciait beaucoup les poètes, surtout Baudelaire, et préférait les chats aux humains, trop versatiles dans leurs sentiments. Toute sa vie, elle est restée fidèle à ses deux amours tués à la guerre : un homme qu’elle a fréquenté quelques temps durant l’Occupation, membre de la résistance non communiste, et leur fils, parti volontairement en Algérie en trichant sur son âge. Désormais, elle attend sereinement la mort pour les rejoindre au ciel.
Elle a parfois douté de sa foi religieuse. À la Libération, elle a été humiliée et torturée à cause d’une rumeur désignant le père de son enfant comme un soldat allemand. Une quinzaine d’années plus tard, elle a perdu son fils en Algérie.
Elle se souvient pourtant de souvenirs heureux, comme l’ambiance de petit village qui régnait à Lyon dans les années 1950 : « Les rues étaient inondées d’une convivialité, d’une joie de vivre, d’une liberté même, bien difficile à imaginer pour un jeune d’aujourd’hui. Tout ce qui était de l’ordre de l’administratif était perçu comme une ingérence de l’État, une menace pour les libertés individuelles. Les gens tenaient farouchement à leur liberté ».
Cette dame avait conscience d’appartenir à un peuple disparu. Pour elle, la France est certes devenue un pays libéré, mais sans pudeur, sans honneur et sans grandeur. Comment peut-on être fier de « ces immenses marécages de béton où des Babylone en forme de cages à lapins sont à la dérive et s’en vont échouer dans les abîmes de la drogue, de la violence et de la misère ? ».
Au sujet des États-Unis, elle se demandait « si on a vraiment bien fait de massacrer des millions d’indigènes à plume pour mettre à la place un peuple d’obèses amoureux de leur télévision et qui semblent ignorer parfaitement que leur pays fait perpétuellement la guerre au monde entier ».
L’essentiel du beau livre de Romain Guérin ne réside pas dans ces considérations critiques ou nostalgiques, mais dans la grande sensibilité avec laquelle il dépeint l’âme de cette vieille femme. Dans la courte préface, Jean Raspail a qualifié cet ouvrage de chef-d’œuvre et de « vrai bonheur de lecture ».
Ainsi, loin des visions progressistes véhiculées par les chantres de l’idéologie dominante, deux jeunes auteurs, parmi d’autres, expriment une absence d’espoir caractéristique d’une fin de cycle de notre civilisation. Il appartient à chaque lecteur d’acquiescer ou non à ce constat, tout en considérant que non seulement les faits et les expériences, mais aussi les tempéraments des uns ou des autres, orientent considérablement les réponses.
Johan Hardoy 29/09/2021