29 septembre 480 av. J-C. Dix ans après Marathon, la bataille navale de Salamine marque un tournant dans l’affrontement avec l’Orient achéménide. Suivie de Platées et du cap Mycale, cette victoire garantit le maintien de l’indépendance des cités grecques. Pour le plus grand bénéfice d’Athènes…
« Ô Salamine ! Nom fatal et détesté ! Athènes ! Athènes ! Que ton souvenir me coût de pleurs. »
Nous sommes en 472 av. J.-C. Dans les gradins du théâtre de Dionysos, le public athénien s’enivre de la déploration lyrique du funeste messager qui, dans Les Perses d’Eschyle, doit faire à la mère de Xerxès le tragique récit de la défaite infligée aux Achéménides. Sur les pentes de l’Acropole, incendiée à l’époque par les Barbares, tous entretiennent la mémoire de l’exploit qui, quelques années plus tôt, a posé les fondations de la puissance maritime de la cité.
Conjurer les mauvais augures…
Septembre 480 av. J.-C. Depuis trois mois déjà, des myriades de Perses ont franchi l’Hellespont sous la conduite du Grand Roi. Soucieux de venger l’humiliation infligée à Marathon à son père Darius, Xerxès vise sans doute également à obtenir un certain nombre d’allégeances dans une péninsule finalement bien périphérique au regard de l’immense Empire dont il maîtrise les destinées. La rapidité de la progression de ses troupes innombrables, entravée seulement par l’héroïque résistance de Léonidas aux Thermopyles, sème l’effroi à Athènes, à laquelle Delphes a rendu un oracle effrayant. « Fuis aux extrémités de la terre […] ; il livrera à l’ardeur du feu bien des temples des dieux qui dès maintenant ruissellent de sueur et tremblent de peur » (Hérodote, Histoires, VII, 140).
Tandis que les alliés déjà songent à se retrancher dans le Péloponnèse que protège l’isthme de Corinthe, au risque d’abandonner la Béotie et l’Attique aux Barbares, Thémistocle tente de convaincre ses concitoyens que « le rempart de bois, seul à être inexpugnable », également évoqué par la Pythie, n’est autre que la flotte, dont il a doté la cité quelques années auparavant. En effet, en 483 av. J.-C., pour lutter contre la cité rivale d’Egine, il a réussi à imposer que les bénéfices tirés de l’exploitation des mines servent à la construction de 200 trières (1). Une mesure qui complétait l’aménagement du port du Pirée. Devant les résistances des Athéniens, Thémistocle use de subterfuges pour les convaincre de livrer bataille sur mer, en faisant croire notamment à la disparition du serpent sacré de l’Acropole. Si quelques irréductibles refusent de quitter la cité que les Perses parviennent à investir, les femmes et les enfants sont finalement évacués, tandis que les hommes rejoignent les navires.
Située à l’ouest du Pirée, Salamine est une île du golfe Saronique fermant la baie d’Eleusis. C’est là que mouille la flotte de 300 trières (dont près de 200 athéniennes), placée sous le commandement du chef de la coalition grecque, le Spartiate Eurybiade. Ancrés à Phalère, les Perses disposent d’une incontestable supériorité numérique : 1 200 navires selon Eschyle, un peu plus de 600 pour ceux qui considèrent que Xerxès a déjà subi de lourdes pertes, quelques jours plus tôt, lors d’une tempête au large du cap Artémision.
« Ce n’est pas en fuyant qu’ils chantent le péan, ces Grecs ! »
Thémistocle veut livrer bataille, convaincu que l’ennemi peinera à manœuvrer dans la passe étroite, laissant ainsi aux Athéniens une chance de l’emporter. En butte aux réticences des chefs des forces helléniques, il va pousser Xerxès à s’engager le premier : il lui envoie un messager, le prévenant que les Grecs s’apprêtent à fuir à la nuit tombée. Confiant, le Grand Roi n’y voit pas malice et mobilise toute la nuit durant sa flotte pour garder « les issues et les passes grondantes ». Pour briller aux yeux du Grand Roi, qui s’est installé sur le mont Aigaléos, les Perses s’engagent même imprudemment dans le goulet d’étranglement, là où le détroit séparant les rives de l’Attique des côtes de Salamine est encore rétréci par une île.
« Mais quand le jour aux blancs coursiers épand sa clarté sur la terre, voici que, sonore, une clameur s’élève du côté des Grecs, modulée comme un hymne, cependant que l’écho des rochers de l’île en répète l’éclat. Ce n’est pas en fuyant qu’ils chantent le péan, ces Grecs ! A ce moment au combat ils s’avancent, pleins de valeureuse assurance. Le son de la trompette embrasait tout le front ! Aussitôt le fracas de la rame bruyante frappe d’un même ensemble en cadence le flot… On entend l’innombrable clameur : ‘Allez, enfants des Grecs, libérez la patrie ! Délivrez vos enfants et toutes vos compagnes, et les temples des dieux, les tombeaux des aïeux ! C’est la lutte suprême !’ »
(Eschyle, Les Perses, 353-432).
Les sources divergent quant à la disposition des flottes et au déroulement de la bataille. On prête parfois aux Grecs une tactique de diekplous (percée), une manœuvre de combat naval consistant à foncer à travers les lignes adverses pour briser les rames des navires ennemis, puis à effectuer un demi-tour brutal et revenir les éperonner. Sans doute l’affrontement s’est-il déroulé dans la plus grande confusion, en se démultipliant en une série de combats singuliers entre navires, et en autant d’abordages effectués par les épibates, les hoplites embarqués sur les trières. Dans l’après-midi, alors que depuis des heures déjà le combat, d’une rare violence, fait rage, un vent contraire aux Perses favorise les Grecs. Aristide, l’un des héros de Marathon, peut même débarquer sur l’îlot de Psyttalie et massacrer les troupes d’élite adverses qui y avaient été stationnées pour achever les naufragés grecs. Mais ce ne sont pas eux qui noircissent désormais les eaux de la baie : ce sont les corps des Barbares qui recouvrent les ondes, achevés à coups de rames comme « des thons pris dans un filet ».
La victoire est sans appel et le bruit court que repousse déjà l’olivier sacré que les Perses sacrilèges avaient coupé sur l’Acropole. Alors que les Grecs déplorent la perte de 40 navires, Xerxès en a perdu 200 : sa flotte est cette fois en partie détruite. Après avoir fait exécuter les triérarques (2) défaits, il repart pour l’Asie Mineure. Salamine ne marque pas pour autant la fin de la guerre : une armée est maintenue en Thessalie et reprend l’offensive au printemps suivant, avant d’être cette fois définitivement battue, sur terre à Platées, et sur mer au cap Mycale, en 479. Mais l’écho moral et politique de la bataille est considérable pour les Athéniens, qui se considèrent comme les artisans de ce nouvel exploit. De nouvelles fortifications sont édifiées, dans la cité comme au Pirée qui, réunis quelques années plus tard par les Longs Murs, formeront un ensemble inexpugnable.
Naissance de la thalassocratie athénienne
Dès 478-477, sous couvert de prévenir tout retour des Perses et de libérer les cités ioniennes de la domination barbare, les Athéniens prennent la tête de la ligue de Délos qui va devenir l’instrument politique et naval de la thalassocratie athénienne. Les cités qui ne pourront plus ou ne voudront plus fournir les bateaux et les équipages nécessaires pour patrouiller en mer Égée préfèreront bientôt payer un tribut et laisser ainsi à Athènes la direction effective des opérations.
Salamine marque aussi un changement dans l’évolution intérieure de la cité, en donnant une nouvelle place aux intérêts du dèmos (peuple) urbain. Jusqu’alors en effet, seules les classes les plus élevées du système mis en place par le législateur Clisthène participaient réellement à la vie politique, sous l’égide de la traditionnelle aristocratie foncière. En bas de l’échelle sociale, les thètes (3) ne pouvaient se procurer l’équipement de l’hoplite. Leur visibilité politique était alors inversement proportionnelle à la part qu’ils prenaient dans la défense de la cité. Mais c’est en leur sein désormais que vont être recrutés les rameurs (environ 200 par trière). Comme les marathonomaques au début du Ve siècle av. J.-C., ils vont pouvoir imposer leurs intérêts à l’Ecclesia, pousser toujours davantage la cité à investir les mers et permettre la naissance d’un véritable Empire.
« La foule des marins, à qui l’on devait la victoire de Salamine et, par celle-ci, l’hégémonie acquise grâce à la puissance maritime, donna plus de force à la démocratie » (Aristote, Politique, V, 4, 1304a). Une démocratie qui ne tardera pas à devenir l’instrument de l’impérialisme athénien.
Mathilde T.
Source : La Nouvelle Revue d’Histoire, Hors-Série n°7 « La puissance et la mer », Automne-Hiver 2013, pp. 7-8.
Notes
- Trière : galère de combat antique.
- Triérarque : commandant d’une trière.
- Thètes : citoyens les plus pauvres.
Photo : Mémorial des combattants de Salamine, Grèce. © photo_stella.
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